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juste et plus désirable ; mais avancer théoriquement que le seul moyen de salut laissé aux nations est de réunir le capital et le travail, « ou en les associant, ou en les confondant dans la même main, » c’est émettre un principe faux et dangereux, principe dont on a déjà abusé en produisant ces systèmes insidieux qui promettent au travailleur de l’affranchir en immobilisant à son profit le capital de la nation. Il n’y a pas de règle absolue à établir en pareille matière. La réunion des deux élémens de la production n’est désirable qu’autant qu’elle n’occasionne aucune déperdition de la force productive. Il faut craindre de se payer de mots. On trouverait peu d’artisans dans nos villes qui voulussent changer leur sort contre celui de trois millions de nos propriétaires ruraux. Pourvu que le revenu soit suffisant, peu importe qu’on le perçoive à titre de dividende ou sous le nom de salaire.

Au surplus, le tort de M. Buret est beaucoup plus dans son expression que dans sa pensée. Économiste exercé, il ne s’égare pas à la poursuite d’une formule générale et despotique de l’association. La solidarité qu’il invoque entre le maître et l’ouvrier consiste à imposer aux premiers certaines charges dans l’intérêt de ceux qu’ils emploient. Ne va-t-il pas trop loin en demandant l’impôt proportionnel, l’abolition de l’héritage collatéral, et même l’attribution à la société d’une part d’enfant dans les successions directes ? « Un million d’hectares environ, dit-il, passe annuellement aux héritiers des propriétaires décédés. La reprise légale de la communauté, que nous supposons d’un quart ou d’un cinquième, s’élèverait donc chaque année à deux cent mille hectares. La nation mettrait ces terres en vente et permettrait chaque année à cinquante mille familles de vivre indépendantes par le travail, ou à vingt-cinq mille de vivre dans l’aisance… Supposons que, par l’exercice de son droit de reprise sur une manufacture, la société ait acquis le cinquième de la propriété : elle profiterait de son droit en le cédant par petites parcelles aux ouvriers qui seraient en état de l’acquérir, et qui deviendraient ainsi actionnaires de l’industrie, dont ils ne sont aujourd’hui que les salariés. » Ce sont là de ces mesures révolutionnaires qu’une nécessité impérieuse ferait à peine excuser. Pour les réaliser, il faudrait restreindre, M. Buret en convient, le droit de testament et le droit de donation entre-vifs. Mais comment empêcherait-on les fraudes, les transmissions ténébreuses, les ventes simulées ? La propriété foncière, déjà accablée, serait rabaissée à l’état d’usufruit, tandis que les valeurs mobiles, transmissibles, faciles à cacher, échapperaient à l’impôt proportionnel aussi bien qu’aux droits successifs[1]. Ce monstrueux privilége établi en faveur de la richesse mobile avilirait les biens-fonds. L’homme riche sans enfans laisserait languir sa propriété au détriment du public, ou bien il l’aliénerait pour en transmettre le prix à l’objet de ses

  1. Nous trouvons un excellent chapitre à ce sujet dans un Manuel de Politique, par M. V. Guichard, ouvrage écrit dans les principes d’une sage liberté. — Chez Paulin.