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témoigner sa reconnaissance d’une manière digne de tous deux. Mendoza répondit qu’il préférait aux plus riches trésors quelques manuscrits grecs. Les historiens varient sur la quantité de volumes que le grand-seigneur lui envoya aussitôt. Les uns disent qu’il y en avait un vaisseau tout chargé, les autres en comptent seulement trente-un, dont ils donnent la liste ; d’autres, enfin, prenant un terme moyen entre ces deux versions, parlent de six grandes malles pleines. Cette histoire prouve toujours l’intérêt que mettait Mendoza à tirer des mains des infidèles les restes de l’antiquité. Sa réputation de bibliophile était si bien établie, qu’on l’a accusé d’avoir volé les manuscrits laissés par le cardinal Bessarion à la république de Venise, ce qui, certes, est la plus grande preuve de passion que puisse donner un amateur.

Le célèbre humaniste, Paul Manuce, lui dédia l’édition qu’il publia des œuvres philosophiques de Cicéron. D’autres savans du temps lui firent également hommage de leurs écrits. Un nommé Juan Perez de Castro, docteur et chapelain d’honneur de Philippe II, étant allé le voir à Venise et lui ayant été recommandé par ses amis, l’annaliste d’Aragon Zurita et Gonsalo Perez secrétaire du roi, il lui montra les trésors de sa bibliothèque ainsi qu’une traduction qu’il avait faite en espagnol de la Mécanique d’Aristote, et l’étonna tellement par la variété de ses connaissances, que le bon docteur, ne sachant comment exprimer son admiration, écrivait à Zurita : On dit que le roi le fera évêque et sa sainteté cardinal.

Mendoza était universel ; il ne se contentait pas de la politique et de la science, il était encore poète. Un des premiers il débrouilla l’art confus des vieux romanciers de son pays ; il excella dans plusieurs genres originaux, et entre autres dans les petits poèmes particuliers à l’Espagne et qu’on appelle letrillas. Son célèbre aïeul, le marquis de Santillane, en avait fait avant lui ; lui-même en fit avant Gongora, Quevedo et Villegas, qui sont restés les maîtres du genre.

Sa fin fut assez singulière. Il avait été compris dans la disgrace qui atteignit, à l’avènement de Philippe II, presque tous les vieux serviteurs de Charles-Quint. Privé de ses emplois, il vivait à la cour de Madrid, peu agréable au roi et peu recherché des courtisans. Son humeur était devenue chagrine et violente. Un jour il se prit de querelle avec un gentilhomme dans l’intérieur du palais ; celui-ci ayant tiré son poignard, Mendoza, qui avait alors plus de soixante ans, le saisit par le milieu du corps et le jeta sans plus de façon du haut d’un balcon dans la rue. Le roi fut très irrité de ce qu’il regarda