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heureusement son sujet n’est pas original ; il ne raconte pas ce qu’il a vu. Tous les grands historiens ont écrit sur des évènemens contemporains. Il est à peu près impossible de mettre dans une œuvre de seconde main la vie dont l’histoire a besoin. L’expédition de la grande compagnie aragonaise était pour Moncada, Aragonais lui-même, un grand souvenir national. C’est ce qui l’a tenté. Avec son talent de style, il devait faire, et il a fait en effet, d’un pareil sujet une œuvre très agréable, très littéraire ; voilà tout. Pour qui veut bien connaître cette expédition, il ne dispense pas de recourir aux sources ; et, pour comble de malheur, le chroniqueur primitif est lui-même un narrateur charmant, car ce n’est rien moins que le Froissard catalan, Ramon Muntaner.

La chronique de Ramon Muntaner est connue en France depuis la traduction que M. Buchon en a donnée. L’histoire de Moncada ne prévaudra jamais contre elle. Quel que soit l’art du détail, jamais l’écrit académique et poli du grand seigneur de la cour de Philippe III ne pourra lutter avec la relation naïve et colorée du compagnon de Roger de Flor. Muntaner était un des chefs de l’expédition ; il s’est embarqué sur les lins, ou navires du temps, qui portèrent à Constantinople les aventuriers enrôlés par Andronic ; il a assisté aux fêtes données pour l’élévation de son ami Roger à la dignité de mégaduc de l’empire et pour son mariage avec une nièce de l’empereur. Il a vu de ses yeux la lâcheté des Grecs, la barbarie des Turcs, la perfidie des Génois, qui jouèrent toute sorte de mauvais tours aux Aragonais pour les chasser d’Orient. Il s’est battu tout comme les autres, tantôt contre les Génois, tantôt contre les Turcs, tantôt contre les Grecs, et il a donné et reçu d’aussi bons coups que personne ; il s’est fortifié dans Gallipoli après la mort du mégaduc, assassiné par trahison dans le palais impérial, et il a été long-temps gardien du sceau de la grande compagnie, qui portait un saint George avec cette fière inscription : Sceau de l’ost des Francs qui règnent sur la Macédoine. Enfin, quand il était de retour dans son pays, vieux et blessé, il a eu une apparition qui lui a ordonné de raconter les faits et gestes de ses compagnons.

« Je me trouvais un jour, dit-il au début de sa chronique, en un mien domaine nommé Xiluella, dans les environs de Valence. Là, étant dans mon lit et dormant, m’apparut un vieillard vêtu de blanc qui me dit : « Muntaner, lève-toi, et songe à faire un livre des grandes merveilles dont tu as été le témoin, et que Dieu a faites dans les guerres où tu as été, car il plaît au Seigneur que ces choses soient