Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/360

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
356
REVUE DES DEUX MONDES.

grand chemin ; ce n’est pas sur le chemin qu’est le danger : c’est au bord, dans l’auberge, où l’on vous égorge, où l’on vous dépouille en toute sûreté sans que vous ayez le droit de recourir aux armes défensives, et de tirer votre coup de carabine au garçon qui vous apporte votre compte. Je plains les bandits de tout mon cœur ; de pareils hôteliers ne leur laissent pas grand’chose à faire, et ne leur livrent les voyageurs que comme des citrons dont on a exprimé le jus. Dans les autres pays, l’on vous fait payer cher une chose qu’on vous fournit ; en Espagne, vous payez l’absence de tout au poids de l’or.

Notre sieste achevée, on attela les mules à la galère ; chacun reprit sa place sur les matelas, l’escopetero enfourcha son petit cheval montagnard, le mayoral fit provision de menus cailloux pour lancer aux oreilles de ses bêtes, et l’on se remit en marche. La contrée que nous traversions était sauvage sans être pittoresque : — des collines pelées, rugueuses, écorchées, décharnées jusqu’aux os ; des lits de torrens pierreux, espèces de cicatrices imprimées au sol par le ravage des pluies d’hiver ; des bois d’oliviers dont le feuillage pâle, enfariné par la poussière, ne faisait naître aucune idée de verdure ou de fraîcheur ; çà et là, au flanc déchiré des ravins de craie et de tuf, quelque touffe de fenouil blanchi par la chaleur ; sur la poudre du chemin les traces des serpens et des vipères, et par-dessus tout cela un ciel brûlant comme une voûte de four, et pas un souffle d’air, pas une haleine de vent ! — Le sable gris soulevé par les sabots des mules retombait sans tourbillonner. Un soleil à chauffer le fer à blanc frappait sur la toile de notre galère, où nous mûrissions comme des melons sous cloche. De temps à autre, nous descendions et faisions une traite à pied, en nous tenant dans l’ombre du cheval ou de la charrette, et nous regrimpions, les jambes dégourdies, à notre place, en écrasant un peu les enfans et la mère, car nous ne pouvions arriver à notre coin qu’en rampant à quatre pattes sous le dôme surbaissé formé par les cerceaux de la galère. À force de franchir des fondrières et des ravins, de couper à travers champs pour abréger, nous perdîmes la vraie route. Notre mayoral, espérant se reconnaître, continua, comme s’il eût su parfaitement où il allait ; car les cosarios et les guides ne conviennent qu’ils sont égarés qu’à la dernière extrémité, et lorsqu’ils vous ont fait faire cinq à six lieues en dehors de la bonne voie. Il est juste de dire que rien n’était plus aisé que de se tromper sur ce chemin fabuleux, à peine battu, et dont de profonds ravins interrompaient à chaque instant le tracé. Nous nous trouvions dans de grands champs clair-semés d’oliviers aux troncs contournés et