Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/620

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
616
REVUE DES DEUX MONDES.

mille hommes. Cela fait, Du Guesclin retourne, avec, son obstination bretonne, à l’œuvre fondamentale de sa vie, la destruction de la puissance anglaise dans le midi et l’absorption de ces provinces au sein de l’unité française. Il déploie un grand talent d’ingénieur militaire au siége de Bergerac, qu’il finit par emporter ; puis il entreprend et obtient la soumission définitive du Languedoc.

Ici trouvères et chroniqueurs se taisent : un voile épais recouvre les dernières années de cette vie si long-temps exposée tout entière aux regards du monde. Les faits manquent, les versions se contredisent, les dates ne concordent plus. La figure du connétable ne s’éclaire que par intervalles dans des récits incertains et confus, à travers lesquels on devine, sans pouvoir les préciser, de grandes douleurs, d’amères déceptions, des découragemens et des injustices, accompagnemens ordinaires de toutes les grandeurs humaines. Du Guesclin ne reparaît plus qu’en 1380, au pied de la citadelle de Randan, en Auvergne. Il semble se traîner autour de cette place, atteint d’un mal intérieur et secret qui laisse l’armée comme lui-même sans espérance. Enfin, après trois jours d’une fièvre aiguë, il expire chrétiennement sur son lit militaire. Alors a lieu la scène antique de la remise des clés aux pieds de ce cadavre dont la main tient encore sa formidable épée, et qui remporte ainsi sa dernière victoire.

Si quelques nuages s’étaient élevés, aux dernières années de sa vie, entre Du Guesclin et son roi, si des douleurs mortelles aux ames ardentes et fidèles hâtèrent le terme d’une existence précieuse, Charles V sentit, comme la France entière, l’immense étendue de la perte que l’un et l’autre venaient de faire. Pendant que le cercueil de Du Guesclin traversait lentement le royaume, au milieu des sanglots du peuple et de l’armée, dont il avait le premier proclamé la patriotique fraternité, le roi préparait solennellement à Saint-Denis cette double sépulture dans laquelle il vint occuper sa place deux mois après son bon connétable.

Neuf ans après, à pareil jour, son jeune fils, nourri de ces grands souvenirs, destinés à rendre ses douleurs plus cuisantes, préludait à la guerre par une imposante cérémonie. La sainte basilique voilait sous de sombres tentures le jour de ses verrières étincelantes ; l’aigle éployée de Du Guesclin se dessinait dans son écusson d’argent sur des draperies funéraires, et mille bannières anglaises, suspendues aux voûtes, se balançaient au-dessus de la tête de la plus noble chevalerie du royaume. Armés de toutes pièces et à cheval, dans la nef, les princes du sang et les plus illustres seigneurs portaient les insi-