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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

Thomas Moore, de Walter Scott[1], ont assuré la fortune de leur maison, en s’associant d’une manière intime et sur un pied égal avec les talens qu’ils enrichissaient. Lorsqu’une méditation trop ardente ou une étude trop soutenue avait fait négliger aux Érasme, aux Bayle, aux Spinosa, et récemment à Godwin, à Scott, à Burke, à Thomas Moore, le soin de leur richesse, c’était chez leurs éditeurs que se radoubait cette chaloupe, qui se remettait en mer et rapportait à l’un cent mille sterling pour un poème, à l’autre une maison de campagne pour un roman. Mais Lamb, timide, studieux et capricieux, n’avait trouvé que des corsaires. Son talent exquis et supérieur le laissa pauvre et dépendant ; il travaillait sa pensée plus que son succès, et il aurait fallu à un éditeur une supériorité bien rare pour deviner le parti qu’il y avait à tirer de son charmant génie. Les tristesses du talent et ses naturelles infirmités jointes, chez Lamb, aux mauvaises chances de la fortune, ne trouvèrent de sympathie que chez ses égaux, les grands esprits de l’époque, Southey, Coleridge, Wordsworth : sympathie stérile ; les braves gens qui imprimaient ses œuvres et qui connaissaient sa délicatesse lui jouaient tous les tours du monde. Ils faisaient composer sous son nom des pages misérables qu’ils lui attribuaient et qui paraissaient dans leurs albums. Ils lui renvoyaient sans les payer quelques-uns des plus délicieux vers qu’il ait composés, sous prétexte que le public n’était plus de ce goût, que la décence et les mœurs exigeaient un coloris moins vif, une sensibilité moins expansive. Et le pauvre Lamb écrivait à Procter[2] « Mes éditeurs m’apprennent que je deviens indécent ; cela m’étonne. Je ne m’en doutais pas. Je croyais que mes œuvres en général, et en particulier ma Rosemonde, étaient modestes, voire même assez morales. Quand j’ai reçu la lettre qui m’annonce le refus de mes maîtres pour crime d’immoralité, je me suis écrié tout naturellement : « Au diable les contemporains ! Dorénavant je n’écrirai plus que pour mes aïeux ! » Il laissa faire ces chers messieurs, et il eut raison, car ils étaient plus forts que lui ; mais quand un de ses amis, homme de talent et quaker, Bernard Barton, voulut quitter sa boutique pour vivre du métier des lettres et se soumettre à cette loi de la littérature marchande, le bon Lamb lui écrivit : « Jetez-vous du sommet d’un rocher sur des piques aiguës, cela vaut mieux. Ne vous restât-il

  1. La maison Ballantyne ne s’est perdue que par l’accroissement démesuré de ses affaires ; les romans de Scott l’ont soutenue dans sa ruine même.
  2. Pseudonyme de Barry Cornwall, poète élégant de l’école de Wordsworth.