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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

un peu ; puis le vieux B…, commençant une harangue en forme, me fit compliment de mon assiduité, de ma capacité commerciale. (Diable, où veut-il en venir ? me demandai-je. Je ne m’étais pas douté de mes mérites.) Puis il s’étendit sur la convenance d’une retraite à l’âge où la fatigue des affaires se fait sentir (mon cœur défaillait) ; et après m’avoir questionné sur mes ressources, mes revenus (question oiseuse) et mes propriétés, il termina son oraison par une proposition qui me surprit bien davantage, et que ses deux graves collègues appuyèrent d’un signe de tête lent et solennel. La compagnie, que j’avais si bien servie (sans m’en être douté), m’offrait, avec ma retraite, une pension égale aux deux tiers de mes appointemens, le dernier tiers reversible, après ma mort, sur la tête de ma sœur. Offre magnifique ! Je ne sais pas trop ce que je répondis, mais on parut comprendre que mes paroles, bégayées par l’étonnement et la gratitude, renfermaient une adhésion sous-entendue, et l’on me déclara que, depuis ce moment, j’étais libre. Ma révérence fut bégayée et tronquée comme ma réponse, et je retournai chez moi… pour toujours. » Il faut l’entendre ensuite raconter l’embarras de sa liberté, et comment ce bureau et ce pupitre, qu’il avait exécrés, lui étaient devenus nécessaires, et la stupeur de Brigitte, sa sœur, et ses essais impuissans pour vivre comme un gentilhomme, et le regret de ces congés qu’il avait perdus, sa vie étant devenue un congé universel. Tout cela est d’une finesse de sensibilité qui n’appartient à aucun de ses prédécesseurs ; Swift, Sterne, Addison, n’approchent pas de cette originalité charmante ; ils avaient moins de cœur sans avoir plus d’esprit.

Lamb posséda pendant neuf années la liberté « qu’il n’avait entrevue jusque-là que par une fente, » comme il le disait. Ses meilleurs ouvrages datent de cette époque. Toujours entouré de sympathie et d’amitié, il vit enfin une douce lueur de renommée couronner sa vieillesse. En 1834, les suites d’une chute déterminèrent sa mort, presque subite, dans les bras de sa sœur.

En 1789, quarante-cinq ans auparavant, par une matinée de mai, deux jeunes enfans pâles et malades se promenaient ensemble en se tenant par la main, le garçon en veste ronde, la petite fille en sarrau bleu, dans un cimetière voisin de Londres. L’un s’appelait Charles, et l’autre Marie-Anne. Après avoir déchiffré les épitaphes élogieuses de toutes les tombes, Charles se retournant vers sa sœur : « Ils sont tous bons ici ! lui dit-il. Où enterre-t-on les méchans ? » C’étaient Charles Lamb et sa sœur. Le même cimetière renferme aujourd’hui ses restes,