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duits étrangers…, il reste à savoir ce que deviendrait notre population laborieuse de plusieurs millions d’hommes privés du travail aussi nécessaire à leur existence qu’à la force et à la richesse de l’état. Est-ce par des vues profondes de politique étrangère que nous ferons taire leurs cris de détresse et de famine ? Et qu’aurions-nous à leur répondre, s’ils accusaient de leurs maux cette étonnante révolution qui, opérée par leur courage, devait au moins ne pas augmenter et rendre intolérable leur misère ?

« Était-ce, s’écrieront-ils, pour livrer à l’industrie belge le prix de nos sueurs, pour donner notre pain à des étrangers, que notre sang a coulé dans Paris et qu’il faudra aller le répandre encore sur les bords de l’Escaut ? — Qui de nous voudrait que le gouvernement eût justifié des plaintes si déchirantes ? Eh quoi ! dans l’intérêt de son industrie, on voit la nation belge venir à nous, et on ne conçoit pas que nous refusions cette offre dans l’intérêt de notre industrie ! Félicitons le gouvernement d’avoir compris les vrais besoins du pays, de n’avoir pas voulu aggraver ses souffrances, d’avoir senti que réunir la France et la Belgique, c’était effacer d’un trait de plume cette ligne de douanes, encouragement, garantie et protection de notre industrie ; c’était frapper de mort nos forges de la Flandre, des Ardennes, des Vosges, de la Moselle et de la Champagne ; c’était ruiner nos manufactures de draps ; c’était ruiner nos manufactures de toiles et de cotons ; c’était porter une funeste atteinte à notre agriculture. Quelle compensation aurions-nous trouvée à tant de désastres ? Seraient-ce de nouveaux débouchés ? mais la Belgique, qui a tant de produits à nous vendre, n’aura presque rien à nous acheter ; elle produit comme un peuple de trente millions, et ne consomme que comme un peuple de quatre millions d’ames. Mais la France augmentera son territoire ? eh ! messieurs, qu’est-ce qu’une augmentation de territoire qui n’accroît pas la prospérité d’un état ? C’est une cause d’affaiblissement et non de grandeur. »

Le discours auquel nous avons emprunté ces nombreux extraits est un document historique qui a son importance. Tous les argumens que les manufacturiers opposent aujourd’hui à l’union commerciale, M. Cunin-Gridaine les faisait valoir, il y a douze ans, au nom des mêmes intérêts, contre la réunion politique. La perspective d’agrandir l’empire français par l’accession de cinq ou six provinces riches, industrieuses et peuplées de vaillans hommes, n’avait pas éveillé son patriotisme. Il n’avait vu dans cette adjonction, qui eût mis en pièces les combinaisons hostiles de 1815, que la suppression d’une ligne de douanes qui protégeait son industrie ; il avait félicité le gouvernement de refuser la Belgique qui s’offrait à la France ; il avait invoqué, pour perpétuer la séparation, ces mêmes traités de Vienne qui, venus à la suite de l’invasion, démembrèrent la France ; il avait poussé l’égoïsme jusqu’au délire, en nous signifiant, comme aurait pu le faire quelque diplomate autrichien ou russe en belle humeur, qu’une augmentation de territoire était une cause d’affaiblissement.

Tous les manufacturiers qui produisent à l’abri de la prohibition pensent