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tait Faust. Il l’évoque pourtant, comme le magicien allemand évoquait les génies d’un autre monde pour satisfaire aux exigences de son ame inquiète, pour donner un nouvel essor à son pouvoir ambitieux. Il aime cette civilisation, il la veut ; mais il la voudrait innocente et candide comme au jour de son enfantement, dépouillée de son appareil formidable d’idées et de constitutions libérales, soumise comme un enfant à tous les articles de ses ukases et priant comme une jeune fille dans l’église de Kasan pour la prospérité du tzar et de sa famille. Il l’a prise avec une pensée d’absolutisme, comme un instrument qui ne devait point résister à sa direction ; il voudrait la tenir entre ses mains, comme il tient l’autorité militaire et ecclésiastique, la gouverner comme un pope, la discipliner comme une recrue, la passer au tamis comme un grain qui a besoin d’être épuré, la répandre lui-même à son gré, par petites doses, comme une médecine dangereuse. De là tant d’efforts pour l’empêcher de s’infiltrer sans sa participation dans l’esprit de ses peuples, tant de journaux coupés par ses ciseaux impitoyables aux endroits dangereux, tant de livres mis à l’index ; de là tant d’hommes de police et de censeurs postés comme des sentinelles sur les frontières des régions scientifiques et littéraires pour arrêter au passage toute phrase trop excentrique et toute idée trop aventureuse : véritable comédie de Beaumarchais ! précaution inutile ! Le sage docteur porte les clés de sa maison attachées à sa ceinture, et on les lui vole. Il ferme la porte de sa demeure, et on entre par la fenêtre. Il croit garder sa pupille pour lui, et on la lui enlève. Toutes nos brochures politiques et la plupart de nos journaux sont sévèrement interdits en Russie ; mais un grand nombre des romans et des ouvrages littéraires dont on tolère l’entrée sont imprégnés des idées qui occupe la presse périodique. Nul cabinet de lecture russe ne reçoit le National, mais on reçoit partout la Gazette de France, organe d’un libéralisme que l’on peut bien prendre à la lettre[1]. Les Russes n’obtiennent que difficilement la permission de voyager en France, et cette défense ne fait qu’irriter leur curiosité. Quand ils sont en Allemagne ou en Italie, ils recherchent avec ardeur tout ce qui vient de la France. On veut empêcher les principes d’examen, de discussion, de libéralisme, d’entrer dans l’empire, et les hommes même du pays, les voyageurs, apportent ces principes dans les replis de leur cœur et de leur conscience, là où la main de la police ni les ciseaux de la censure ne peuvent pénétrer. L’idée que l’on redoute, l’idée proscrite par tant de règlemens et entourée de tant de barrières, arrive en dépit de tous les obstacles qu’elle doit franchir. Elle traverse les mers, elle flotte sur les grandes

  1. On trouve aussi le Journal des Débats dans plusieurs cafés de Pétersbourg et dans les riches familles ; mais la poste ne le livre pas à moins de cent écus par an, et n’en donne souvent que d’informes lambeaux, car, à son arrivée à Pétersbourg, chaque journal étranger est soumis à une censure rigoureuse, et je laisse à penser les ravages qu’elle exerce sur nos premiers Paris quand je dirai qu’elle mutile parfois jusqu’aux plus innocentes feuilles d’Allemagne.