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LA RUSSIE.

majesté, n’a pas besoin de tant de blocs de pierres et de tant de dorures, on voit bien qu’elle a tenté aussi de le saisir ; mais il a échappé à ses efforts. La plupart des édifices publics de Pétersbourg sont bâtis dans le plus mauvais goût : maladroite imitation de la renaissance, lourd pastiche de la forme grecque, copie fardée du rococo ; peu de proportion dans l’ensemble ; quelques jolis travaux çà et là dans les détails. L’église d’Isaac, toute bâtie en marbre, en porphyre et en granit, décourage déjà par son aspect ceux qui l’ont entreprise ; elle aura cependant une magnifique partie : le fronton de M. Lemaire et le fronton d’un artiste russe de naissance, italien d’origine, dans lequel il y a une tête de vierge de toute beauté. Les deux statues en bronze placées devant l’église de Kasan sont d’une telle lourdeur de formes, qu’elles offusquent le regard le moins difficile en matière d’art, et la statue de Suwaroff, érigée près du pont de Kaminoi, est si grotesque, que je ne comprends pas qu’on la laisse encore debout. Restent parmi les œuvres de sculpture les quatre chevaux du pont Anischkoff, fiers, forts, superbes, pleins de vie, le léger monolithe de granit qui porte la statue d’Alexandre, et la statue équestre de Pierre-le-Grand, admirable conception de notre Falconet ; parmi les édifices, on remarque le palais du grand-duc Michel, qui est d’une structure noble et élégante, et le Palais d’Hiver. Il n’y a pas dans le monde beaucoup de demeures aussi imposantes que celle-ci. C’est là que réside huit mois de l’année cet empereur dont la domination s’étend sur les deux hémisphères, cet homme qui gouverne soixante millions d’hommes, ce souverain sans constitution, qui ordonne et qui est obéi, qui peut d’un trait de plume, d’un signe de tête, envoyer en Sibérie le plus puissant de ses nobles, et élever un pauvre serf au rang des princes. Auguste ne régnait pas sur un empire aussi vaste, et Louis XIV n’avait pas un pouvoir si absolu sur ses sujets. Les gens du peuple de Pétersbourg regardent ce palais avec un singulier mélange de respect craintif et de confiance ; ils savent que là est leur destinée, leur loi suprême, la loi qui a régi leurs pères et qui régira peut-être encore leurs enfans. Les yeux fixés sur la demeure impériale, ils répètent leur proverbe traditionnel : « Près du tzar le pouvoir, près du tzar la mort. »

Dans l’espace d’un siècle, ce palais a été le théâtre des fêtes les plus éclatantes et des plus profondes angoisses. C’est là que Catherine réunissait parfois la société d’élite dont elle aimait à s’entourer, et c’est là qu’Alexandre apprit l’entrée des Français à Moscou. « Et quelle est, a dit un écrivain de Pétersbourg, quelle est la noble famille de Russie qui n’ait aussi quelque glorieux souvenir à revendiquer dans ces murs ? Nos pères, nos ancêtres, toutes nos illustrations politiques, administratives, guerrières, y reçurent des mains du souverain et au nom de la patrie le témoignage de distinction dû à leurs travaux, à leurs services, à leur valeur. C’est ici que Lomonosoff, que Derjavin, firent résonner leur lyre nationale, que Karamsin lut les pages de son histoire devant une assemblée auguste. Ce palais est le palladium de toutes nos gloires, le Kremlin de notre histoire moderne.

Le jour où l’on vit ce Kremlin moderne envahi tout à coup par les flammes,