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veillance à laquelle je ne me reconnaissais aucun titre, et me parla avec une aimable et touchante simplicité du bonheur qu’il éprouvait à venir passer une soirée au milieu de ses chers habitans de Pawlowski. Nous continuâmes notre promenade avec lui ; chacun se levait respectueusement quand il passait, mais son aspect n’imposait ni gêne pénible ni contrainte. Quand nous partîmes, il nous accompagna jusqu’au dehors du jardin, et reconduisit jusqu’à sa voiture, avec une parfaite galanterie, la personne qui m’avait présenté à lui.

Toute cette société de nobles, de fonctionnaires, réunie l’hiver dans les magnifiques quartiers de Pétersbourg, dispersée l’été dans les îles de la Néva, dans les villas de Peterhof, de Pawlowski, est sans aucun doute l’une des sociétés les plus aimables et les plus attrayantes qui existent. En lui donnant cet éloge, je ne fais que répéter ce qui a été dit maintes fois par ceux qui l’ont connue. Tout ce qui forme l’élément d’une véritable aristocratie, naissance et fortune, illustration historique, exercice du pouvoir, appartient à cette société. Tout ce qui tient à l’ornement d’un salon, élégance choisie, goûts d’art et d’étude, musique et poésie, on le trouve dans ses demeures, au milieu d’un cercle de femmes gracieuses, instruites, nées sous le ciel brillant de la Crimée ou sur les rives nuageuses de la Néva, réunies comme des fleurs de différentes contrées dans l’enceinte pompeuse de la capitale et portant encore sur leur front le type majestueux de la beauté orientale ou la douce expression de la beauté du Nord.

Cette noblesse de Pétersbourg, si riche qu’elle soit, si splendide qu’elle apparaisse encore dans certaines circonstances, n’offre cependant plus aux regards de l’étranger ce faste royal que tous ses ancêtres avaient coutume de déployer. On ne voit plus ces seigneurs d’autrefois traversant les rues avec des carrosses de parade, escortés d’une garde à cheval, comme des souverains, entourés à leur table, comme des patriciens romains, d’une foule de cliens, sacrifiant cent villages au plaisir de donner une fête brillante. Il existe encore des seigneurs qui ont, comme des princes, leur chancellerie, leur chapelle, leur musique, mais il n’y a plus de Potemkin. La nombreuse domesticité qui peuple encore les escaliers, les antichambres des maisons russes, est souvent entretenue par un sentiment de piété plutôt que par une idée de luxe. Un gentilhomme, en héritant des biens de son père, hérite en même temps de ses vieux serviteurs. Il les garde autour de lui, quoiqu’ils lui soient en grande partie inutiles, pour qu’ils vivent jusqu’à leur dernier jour sous le toit où ils ont été élevés, à la table où ils se sont assis pendant de longues années. J’ai connu un jeune homme, non marié, qui avait dans sa demeure quinze domestiques. « Je serais beaucoup mieux servi, me disait-il si je n’en avais que deux ; mais ceux-ci m’ont été légués par ma mère, ceux-là par mon frère. Ils sont venus à moi portant le deuil de ceux que j’aimais, ils sont entrés dans ma maison comme dans l’asile qui leur était naturellement ouvert, et ils y resteront. « La plupart de ces domestiques coûtent, du reste,