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joies et ses soucis d’une heure, sa vie si affairée et si mobile, Paris n’enregistre qu’à la hâte, et en courant de la bourse à la chambre, quelques noms qui l’arrêtent bon gré mal gré, quelques livres qui le surprennent dans un bon moment. Pétersbourg, plus calme et moins distrait par le tourbillon naissant de tant de projets et de tentatives, note avec une conscience de bibliographe tous les produits de notre littérature. Si le catalogue minutieux de M. Quérard ou le journal périodique de M. Beuchot venaient à disparaître, on en retrouverait les plus belles pages dans la mémoire de telle jeune femme du monde de Pétersbourg, qui fume nonchalamment son paquitos sur un divan de satin. Si nos poètes pouvaient entendre dans une maison de la capitale russe, honorée d’un beau nom historique, leurs vers récités par une jolie muse du Nord, à l’œil noir, à la physionomie vive et expressive, qui écrit elle-même de charmantes strophes, et qui oublie ce qu’elle écrit pour ne songer qu’à ce qu’elle lit ; s’ils pouvaient voir leurs noms gravés dans sa pensée avec leurs meilleures élégies, je suis sûr qu’ils ne demanderaient pas une autre gloire et pas un autre panthéon. Le temps que nous employons à parler du vote de l’adresse, de la réforme électorale, de la crise ministérielle, Pétersbourg l’emploie à parler d’art, de musique, de littérature. Qu’il y ait dans le cours de ses lectures ou de ses entretiens des manifestations d’idées fausses, des enthousiasmes déplacés, des admirations gratuites ; que toutes ces petites mains de femmes qui posent avec tant d’empressement nos livres devant elles laissent parfois monter trop haut ou tomber trop bas un des bassins de cette balance où nous pesons le mérite de nos écrivains ; que les hommes auxquels elles communiquent leurs impressions commettent la même légèreté et associent dans leur estime des noms sans valeur à des noms dignement appréciés, en vérité je ne saurais le nier. Après tout, c’est une injustice dont nous nous rendons nous-mêmes souvent coupables, et dont les conséquences sont moins dangereuses à Pétersbourg qu’à Paris, car là-bas elle reste ignorée de celui pour qui elle serait un motif de triomphe ou un sujet de douleur, et chez nous elle peut enfler d’orgueil la médiocrité ou décourager un noble talent. Puis, une fois l’injustice commise, nous la maintenons par amour-propre ou par esprit de parti, et la société russe y renonce dès qu’elle l’a reconnue. Nos rivalités de coterie, nos haines jalouses et orgueilleuses ne l’atteignent point : elle entre comme une cohorte neutre dans nos camps ennemis, et cueille partout où il lui plaît les fleurs de notre littérature, sans s’inquiéter, dans son heureux éclectisme, qu’elles soient préconisées par tel aréopage de critique et condamnées par tel autre. Tout ce que cette société veut, c’est lire, c’est apprendre, sauf à revenir ensuite sur ce qu’elle aura amassé à la hâte, à épurer le fruit de ses lectures et de ses études. Sous des formes légères, sous un langage frivole, elle porte, sans s’en rendre compte peut-être à elle-même, le sentiment de sa haute mission. Placée en tête de ces innombrables peuplades plongées encore dans une ignorance profonde, elle sait que c’est elle qui doit faire jaillir à leurs yeux une lumière nouvelle, les