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tion et de joie tous les épis de son heureuse moisson. Après tant de longs voyages, tant d’efforts intelligens et continus, il a enfin atteint son but. Il a trouvé les aèdes, et est devenu l’Homère de sa nation. Il a rassemblé et mis en ordre d’une part tous les chants anciens, de l’autre tous les chants modernes, et il en a composé deux cycles poétiques, l’un qui représente les idées cosmogoniques d’un paganisme primitif, l’autre les naïves émotions, les rêves mélancoliques, le caractère et la vie du peuple finlandais. Le premier a pour titre Kalewala[1], le second Kanteletar[2].

Le Kalewala est l’épopée nationale de la Finlande, une épopée d’une forme étrange, d’un caractère sans exemple jusqu’à présent. Ce n’est ni le majestueux et imposant tableau d’Homère, ni la savante composition de Virgile, ni la longue et aventureuse peinture de Ferdussi, ni le chant féerique de l’Arioste, ni la chevaleresque et mystique rêverie de Wolfram d’Eschenbach, ni le drame terrible des Niebelungen. C’est un singulier mélange de conceptions religieuses et de faits historiques, de réalité et de sorcellerie, de détails vulgaires et d’images idéales. On y voit des dieux qui créent le monde et qui tombent sous le dard acéré d’une flèche comme de simples hommes, des géants qui peuvent ébranler les montagnes et qui traînent péniblement leurs bateaux le long des fleuves, une jeune fille dont le regard trouble les maîtres de la terre, une femme qui par sa magie domine les élémens. C’est un recueil de ballades naïves et enthousiastes, qui tour à tour s’abaissent jusqu’aux particularités journalières de la vie domestique, et remontent jusqu’aux plus hautes régions de la poésie ; qui tour à tour représentent par leurs personnifications allégoriques les guerres des diverses tribus finlandaises, le combat des dieux et des mauvais esprits, la lutte de la lumière et de l’obscurité, cette lutte éternelle que les hommes du Nord doivent si bien comprendre.

Toutes ces ballades ont été composées à diverses époques, dans divers lieux, et confondent souvent dans leur allure sans entraves les idées les plus contradictoires et les temps les plus opposés. La Vierge Marie vogue sur le même fleuve que le dieu Wæinemœinen, et la sorcière de Pohiola parle à sa fille comme une femme chrétienne. En prenant l’une après l’autre les pages de ce poème, on dirait un canevas d’une longue tapisserie revêtue de toutes sortes de couleurs, décousue, abandonnée en certains endroits, puis reprise par un ouvrier plus laborieux que fidèle, qui ne s’est point soucié de suivre un plan uniforme, qui a jeté çà et là, selon son caprice, des nuages et des rayons de soleil, des physionomies nouvelles et des incidens inattendus ; et si imparfait qu’il soit dans ses détails, si incohérent qu’il apparaisse dans son ensemble, ce canevas a je ne sais quel charme indéfinissable qui attire et subjugue l’attention. Quand une fois on en a vu les premières arabesques, il est impossible de l’abandonner sans l’avoir déroulé, contemplé dans toute son étendue.

  1. Du nom de Kawa, le père des dieux et des géans.
  2. Du nom de kantele, l’ancien instrument de musique des Finlandais.