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GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

le 6 mai. J’ai beau chercher dans les poésies de Goethe, je n’y trouve nul écho de cette mort. Il semble pourtant qu’une pensée mélancolique, une larme donnée à travers le temps à cette fraîche créature qu’il avait tant aimée ou cru aimer eût bien fait dans le cycle des poésies assez nombreuses qu’elle lui inspira ; mais Goethe, comme on sait, n’était pas l’homme des émotions rétrospectives : d’ailleurs, à l’époque où Lili mourut, la Suléika du Divan accaparait tous les trésors de son imagination.

Goethe arriva à Weimar en novembre 1775. Ici commence une vie nouvelle ; les amitiés illustres se le disputent ; on le visite, on l’entoure, on le choie, on l’accable d’honneurs et de prévenances ; Charles-Auguste surtout ne le quitte plus un seul instant[1] ; c’est un engouement, un fanatisme dont rien n’approche. Le nouveau Jupiter prend possession de son olympe, et dans cet inextinguible hurrah qui l’accueille à la table grand-ducale, transformée pour un jour en banquet des dieux, ses sensations antérieures s’émoussent et disparaissent. Lili, Auguste, il oublie tout et s’oublie lui-même ; à peine s’il trouve le temps, entre deux coupes de nectar, de laisser tomber de sa plume ces lignes empreintes de ce trouble divin assez commun aux mortels qui se transfigurent :

Weimar, 11 février 1776.

« Puisses-tu, chère Auguste, interpréter mon silence ! Je ne puis, je ne puis rien dire ! »

La crise fut si violente qu’elle faillit lui coûter la vie ; quelques jours après avoir écrit ce billet, il tomba malade, et peu s’en fallut que la céleste mue ne s’accomplît chez lui plus radicalement qu’il ne le souhaitait. Cette maladie fut le coup de tonnerre après l’orage ; elle changea la température, jusque-là inégale, et décida le beau, le calme, le ciel bleu sur lequel les nuages ne devaient plus que glisser. Une fois en convalescence, il songe à rentrer dans la vie, mais sous d’autres conditions. Aux désordres, aux vicissitudes d’une existence de jeune homme livrée à tous les vents qui passent, va succéder la méthode et l’économie domestique. Désormais le sentiment du bien-être et des relations commodes régnera dans son cœur à la place que

  1. Ce passage d’une lettre de Wieland à Merck (26 janvier 1775) donnera une idée de cet empressement : « Goethe est fixé ici à tout jamais ; Charles-Auguste ne peut plus faire un pas sans lui. La cour, ou plutôt sa liaison avec le grand-duc, lui fait perdre un temps regrettable ; et cependant, avec ce merveilleux homme de Dieu, rien n’est perdu ! »