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enfant gâté du public. L’apparition de chacun de ses tableaux était un événement national dont Londres et, par exception, les journaux daignaient long-temps s’occuper, et toujours pour admirer et louer. Nous avons lu tel de ces panégyriques dans lequel on le déclarait supérieur non-seulement à sir Thomas Lawrence, mais à Van-Dyck lui-même dans le portrait, et à Hogarth dans les scènes familières. Wilkie fut avant tout un aimable humoriste, plein de tendresse, de grace joviale ; mais il y a de ses meilleures compositions à la terrible et profonde gaieté du peintre de la Fille de joie, du Mariage à la mode et du Joueur, toute la distance qui sépare le romancier gracieux, attachant et original, du grand créateur de drames ou du poète épique, Sterne et Goldsmith de Shakspeare, Swift de Milton.

MM. Turner, Martin, Roberts et Danby, ces peintres si essentiellement anglais et pères du genre que l’on appelle fantastique, se placent naturellement à la suite des peintres du genre historique. Tous quatre se sont attachés à reproduire, dans des cadres de moyenne dimension, des compositions colossales où figurent un nombre infini de personnages, s’occupant plutôt de l’effet saisissant de l’ensemble et de l’étrangeté du premier aspect que de l’agrément et de la pureté des lignes et de la correction des détails. M. John Martin est certainement le plus original de ces quatre peintres, et celui dont les compositions, tout incorrectes qu’elles soient, s’emparent le plus vivement de l’imagination du spectateur. M. Martin cependant n’a fait que suivre, en l’élargissant, la route que M. Turner avait ouverte. Quelques tableaux de ce dernier, Annibal passant les Alpes, et la Fondation de Carthage, par exemple, mais surtout le tableau des Plaies d’Égypte, ont dû exercer une puissante influence sur la nature du talent de M. Martin, qui s’efforça seulement de donner plus de grandiose et de poésie à des compositions analogues en y jetant ce quelque chose de vague et de fantastique, plus facilement senti que défini, qui cependant ne rappelle que d’une manière bien éloignée la forte et concise poésie des livres saints.

M. Turner avant tout est grand paysagiste ; il s’appuie plus volontiers que M. Martin sur la nature, et ses tableaux n’ont aucune de ces fautes de proportion soit dans l’ensemble des groupes, soit dans les personnages pris isolément, qui choquent quelquefois dans ceux de M. Martin. Moins poète et plus vrai, M. Turner sait peindre, ce que M. Martin ignore. Ses tableaux, satisfaisans comme tableaux, sont toujours supérieurs aux gravures qu’on en a faites, surtout ceux de sa jeunesse, car depuis quelques années M. Turner s’est jeté dans la