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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

florissant s’ils pouvaient jamais entrer en possession des bouches de Kataro, et se dérober aux nécessités de position qui les enchaînent à la vie guerrière. Parmi ces combattans il y a déjà un nombre considérable de laboureurs ; au milieu de ces solitudes semées de pierres et d’ossemens humains, on trouve plus d’une riante oasis. Là où le Tsernogortse a pu conquérir sur le roc un petit champ cultivable, il l’ensemence et lui prodigue ses sueurs. Ce peuple, il est vrai, n’exerce aucune profession mécanique ; s’il fait lui-même ses ustensiles de cuisine, de belles pipes en bois, et jusqu’à des tabatières du travail le plus élégant, c’est pour son amusement et sans désir d’en tirer profit. Les Tsernogortses aiment beaucoup la chasse, la pêche, et ils ne sont pas moins habiles à abattre le gibier qu’à couper les têtes turques. Fanatiquement attachés au sol natal, on les entend proclamer, même devant les délicieuses rives du Bosphore, que leurs arides rochers sont la plus belle partie de la terre.

On pourrait signaler plus d’un rapport entre les mœurs des Tsernogortses et celles de la chevalerie. Au temps où le commissaire vénitien Bolizza visitait ces guerriers[1], ils se servaient encore de boucliers et de lances ; leurs exercices favoris étaient des joûtes pareilles à nos tournois, comme la lutte du dcherid, où l’on s’attaquait à cheval avec le javelot. Encore aujourd’hui, leurs fusils, leurs pistolets, leurs poignards, ressemblent à ceux qui conservent dans nos arsenaux le souvenir des derniers chevaliers. L’enthousiasme des rayas pour les Tsernogortses rappelle l’admiration que le peuple vouait aux preux de notre histoire. Quand un de ces braves traverse en voyageur les contrées voisines et même les provinces autrichiennes, les habitans accourent pour saluer le héros de la montagne, pour contempler l’un de ces hommes merveilleux dont les exploits font l’entretien de tous les Slaves.

L’analogie qui existe entre la position des Tsernogortses et celle des montagnards castillans combattant les Maures a dû développer chez eux plusieurs traits du caractère espagnol. Cette ressemblance se révèle même dans le costume, dans la large strouka, manteau en poil flottant sur l’épaule, dans l’opanka, sandale élastique et légère, commode surtout pour escalader les monts et sauter d’un roc à l’autre. Une blouse de laine blanche qui laisse nus le cou et la poi-

  1. Son rapport existe manuscrit à la bibliothèque de Saint-Marc, sous ce titre : Relazione e Descrizione del sangiacato di Scutari, 1614. 44 feuilles in-4o, classe 6e, code 176.