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LA RUSSIE.

chef-d’œuvre, il se hâta de lui faire crever les yeux. C’était Ivan IV, surnommé le Terrible. Deux yeux de plus ou de moins dans sa principauté lui importaient peu, et il était sûr, en prenant ce parti, d’avoir une église unique, unique à ce point, que les édifices les plus désordonnés de Moscou paraissent encore fort raisonnables à côté de cet assemblage de cônes, de bulbes et d’excroissances.

Les remparts du Kremlin, qui touchent à tant de merveilles religieuses, renferment aussi le palais et les richesses mondaines des tsars, l’un remarquable par ses galeries étagées comme des gradins et aboutissant à un étroit belvédère, l’autre par son revêtement à facettes. Le plus curieux à visiter est celui qu’on appelle le Palais-Rouge. Il renferme toutes les couronnes des diverses contrées subjuguées par la Russie, depuis celle de Kasan jusqu’à celle de Pologne, les globes, les sceptres, les trônes des tsars, les vêtemens que les empereurs ne portent qu’une fois, le jour de leur couronnement, toute l’histoire de l’empire russe racontée par les insignes de la monarchie, tous les dons offerts aux anciens tsars de la Moscovie et à leurs puissans successeurs par les chefs de hordes et les princes qu’ils ont vaincus, et les larges vases d’or sur lesquels la bourgeoisie de Moscou vient offrir le pain et le sel à son souverain chaque fois qu’il daigne l’honorer de sa visite. Il faudrait être lapidaire ou bijoutier pour décrire convenablement l’éclat, la valeur de ces innombrables bouquets d’émeraudes, de saphirs, de brillans, ces tissus de perles et ces chaînes de diamans. J’ai vu le gardien de ce magasin d’orfèvrerie s’épuiser en efforts pour éblouir mes regards par l’aspect de ce luxe asiatique, et j’ai noté seulement trois objets qui éveillaient en moi quelque émotion : les lourdes et larges bottes de Pierre-le-Grand auxquelles le digne empereur remettait lui-même une bonne paire de clous quand le talon faisait mine de vouloir se séparer de la semelle ; le brancard grossier sur lequel Charles XII malade se faisait porter de rang en rang au milieu de ses troupes, le jour de sa terrible bataille de Pultawa, et le livre renfermant la constitution de Pologne, que Nicolas a jeté comme un holocauste au pied du portrait d’Alexandre.

Une autre salle est remplie de glaives et de casques, de boucliers et d’armures, émaillés, dorés, ciselés, ceux-ci avec la richesse du goût oriental, ceux-là avec un art exquis. Mais toutes ces armures si pesantes, ces épées à deux mains, ces arquebuses à roue, ne sont que des jouets d’enfant, comparés aux trois gigantesques canons placés à l’entrée de l’arsenal. L’un a la gueule ouverte comme s’il voulait avaler tout d’une fois un régiment ennemi, les deux autres sont longs comme s’ils devaient lancer leurs boulets de Moscou à Constantinople. Tous les trois n’ont qu’un petit inconvénient, c’est de ne pouvoir jamais être employés dans une bataille. Malheureusement près de là il y en a d’autres qui ont fait un glorieux service, et sur lesquels j’ai jeté un triste regard. Ce sont ceux que nos pauvres soldats mourant de froid abandonnèrent d’une main défaillante sur leur route glacée, et que les Russes ont eu tout le temps de recueillir.