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LA RUSSIE.

malgré tous leurs efforts, ni prendre ni détruire. Il y a une autre histoire qui se rattache à cette même porte et qui lui fait moins d’honneur. Sous le règne de Catherine, quand la peste éclata à Moscou, le peuple, décimé, terrifié, n’ayant plus aucune confiance ni dans les médecins qui essayaient de venir à son secours, ni dans l’hygiène qu’on lui prescrivait, s’avisa de prendre l’image miraculeuse comme l’unique remède qui lui restait pour se préserver du fléau. On vit alors toute une population pâle et maladive se précipiter avec une sorte de frénésie vers cette relique, se la disputer, se l’arracher, la serrer sur son cœur, la couvrir de baisers. L’évêque, jugeant que cette agglomération de la foule, ce contact de tant de milliers d’individus ne pouvait qu’augmenter et propager les germes de contagion, voulut enlever cet objet d’un culte si dangereux : il fut massacré sur place. Quelque temps après, la peste cessa, le peuple attribua son salut à sa piété. L’image du Sauveur fut remise à son ancienne place, et vénérée plus que jamais. La porte qu’elle décore s’appelle la porte Sainte, nul Russe ne la traverse sans faire plusieurs signes de croix, et pas un étranger, de quelque religion qu’il fût ne pourrait y passer impunément sans se découvrir la tête. Non loin de là est une image de la Vierge entourée d’une auréole de gloire militaire. Elle a fait la campagne de 1812, et on lui attribue la retraite de notre armée, la défaite de nos malheureux soldats.

Je n’en finirais pas si je voulais raconter toutes ces légendes et ces adorations de la religion grecque. C’est ici que la piété du peuple russe éclate dans toute sa force et sa primitive candeur. À Pétersbourg, elle est altérée par l’influence d’une capitale, par le rapprochement de différentes églises et de différens cultes, par le contact incessant d’une quantité d’étrangers dont la plupart arrivent là comme de vrais mécréans. Ailleurs, elle ne peut s’exercer sur un si large espace, devant des monumens si sacrés. Moscou est donc sa vraie sphère. C’est là que se trouvent les reliques les plus précieuses ; c’est là que le miracle, cet enfant de la foi, comme a dit Goethe, se perpétue de génération en génération, éblouit les regards et subjugue l’intelligence de la foule. C’est là enfin que le peuple a conservé, par un autre miracle, au milieu de la société plus ou moins sceptique et corrompue des nobles et des grands, sa croyance intacte, sa pensée religieuse et sa ferveur naïve. Moscou est son sanctuaire, sa métropole ; il se découvre la tête en voyant de loin l’antique cité, il l’appelle sa mère, sa ville sainte, et ces deux titres expriment à la fois toute la tendresse qu’il lui porte et le sentiment respectueux qu’elle lui inspire.

Il faut voir, la veille des jours de fête et les dimanches, quand les battans de toutes les cloches sont en branle, quand les carillons des monastères, des cathédrales, résonnent d’une extrémité de la ville à l’autre, il faut voir les milliers d’hommes, de femmes, d’enfans qui se pressent autour des oratoires étroits et des petites chapelles, ondulent dans les rues et sur les places du Kremlin, courent d’une église à l’autre pour couvrir de baisers les ossemens des saints ; il faut les voir se frapper la poitrine devant les images d’or et d’ar-