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gent, se prosterner devant les moines, allumer des lampes, des cierges devant une tête du Christ ou de la Vierge, et se jeter la face contre terre. Tout ce que j’ai entendu raconter des pratiques des Espagnols, de leurs prières, de leurs signes de piété, ou si l’on veut de superstition, ne me semble pas comparable à ce que l’on voit ici deux cents fois par an.

Pendant le temps que j’ai passé à Moscou, j’allais chaque jour au Kremlin et ne me lassais pas de contempler ses églises, ses palais. Je descendais chaque jour dans la ville, et, de quelque côté que je me dirigeasse, j’étais sûr de trouver sur ma route les scènes les plus neuves et les plus variées. La ville brûlée en 1812 a conservé presque tout entier, dans sa reconstruction, le caractère architectural qui la distinguait autrefois. Dans certains endroits, on n’a fait que relever les murs calcinés, renversés par l’incendie ; dans d’autres, les maisons ont été seulement élargies ou exhaussées ; du reste ce sont encore les mêmes rues tortueuses, les mêmes places irrégulières et le même mélange d’édifices grandioses et d’habitations obscures, de remises et de jardins. La police, qui, en Russie, se mêle de tant de choses, n’est pas encore intervenue, à ce qu’il paraît, dans les plans de construction. Elle n’a pas déterminé l’alignement des maisons, la hauteur des façades, l’emplacement des grands propriétaires et des petits. Chacun a bâti son nid, qui de çà, qui de là, comme bon lui semblait, avec des ogives de cathédrale ou des lucarnes de grenier, des balcons dentelés ou de simples escaliers en bois. De là le coup d’œil le plus singulier et les contrastes les plus inattendus. Vous sortez d’un riche magasin où vous avez vu étaler toutes les richesses de l’industrie moderne, et vous voilà devant une misérable boutique où le moujik à longue barbe, vêtu comme ses ancêtres, vend de la même manière, avec les mêmes frais d’éloquence, les mêmes denrées grossières qui se vendaient là il y a deux cents ans. Vous admirez l’étendue d’un édifice public, les colonnes, les balustrades d’une maison de grand seigneur, et vos regards tombent sur une pauvre échoppe étroite et chétive qui s’appuie sur le palais comme l’arbrisseau tremblant sur le tronc du chêne. Vous venez de traverser un quartier construit avec symétrie, décoré avec art, et vous vous dites : Voilà vraiment une belle et grande ville. Faites encore quelque pas, et vous pourriez bien vous croire au milieu d’un pauvre village.

C’est du haut de la montagne appelée la montagne des Moineaux, qu’il faut voir Moscou pour comprendre sa vraie beauté et jouir de son ensemble. On traverse la longue rue dans laquelle s’élève le splendide hôpital fondé par le prince Galitzin, à une époque où les chefs de la noblesse russe étaient encore si riches qu’ils pouvaient faire des fondations splendides comme celles des rois. Puis voici la porte de Kalouga, par où passa la plus grande partie de notre armée en quittant Moscou. Ah ! c’est là une autre porte sainte, la porte devant laquelle tout Français devrait s’incliner comme les Russes devant celle du Kremlin, et adresser du fond du cœur un souvenir de respect à ceux qui sont morts, un vœu sympathique à ceux qui ont survécu.

À peine hors de la barrière, le pavé et la chaussée cessent brusquement,