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deux ou trois années de travaux, on reconnut enfin l’impossibilité physique d’établir dans un pareil lieu un édifice tel que celui qui était projeté. L’architecte fut mis en prison et condamné à y rester jusqu’à ce qu’une nouvelle révélation lui aidât à rendre compte des sommes considérables dont l’emploi lui avait été confié, et comme il fallait absolument ériger un temple aux souvenirs de 1812 on choisit un autre emplacement moins symbolique peut-être que le premier, mais beaucoup plus convenable sous tous les rapports.

Au moment où nous allions quitter la montagne des Moineaux, nous vîmes venir à nous, sur un léger droschki, un homme à la figure grave et douce, portant l’honnête costume avec lequel on nous représente ordinairement les notaires et les docteurs du dernier siècle : cravate blanche, frac noir, culotte, et bas de soie. Venez, me dit mon guide, c’est M. Hase, le médecin de la prison ; vous trouverez en lui un homme remarquable, et je le prierai de vouloir bien nous conduire au milieu des pauvres gens dont il est le patron et le soutien. Nous nous approchâmes du vénérable docteur, qui nous serra les mains avec cordialité et nous emmena aussitôt du côté de la fatale enceinte où il répand chaque jour les trésors d’une charité vraiment évangélique. C’est là que des vingt-deux gouvernemens arrivent, toutes les semaines, les malheureux condamnés à faire le voyage de Sibérie, soit pour y être employés aux travaux forcés, soit pour y être détenus comme colons. Ils passent huit jours dans cette prison centrale. Le dimanche, on les revêt d’une veste bigarrée, on leur rase la moitié de la tête, et on les place, la chaîne aux pieds, sur des charrettes découvertes qui les mènent de station en station au lieu de leur exil. Le docteur allait assister à l’un de ces départs. Nous passâmes au milieu d’une haie de soldats en grande tenue, ornement inévitable de tout cachot ; nous entrâmes dans une grande cour où ces malheureux, destinés à mourir pour la plupart à six cents lieues de là, regardaient encore une fois le ciel qui les a vus naître, et se souvenaient peut-être de la demeure paternelle où ils ne rentreraient jamais. Des hommes se promenaient de long en large, traînant leurs lourdes chaînes sur le parc ; des femmes étaient assises par terre, la tête penchée sur leur poitrine ; des enfans, qui partageaient le sort de leurs pareils et qui en ignoraient l’amertume, se roulaient en riant sur les genoux de leur mère et jouaient avec les enfans du guichetier. Plusieurs de ces pauvres gens, condamnés ainsi à quitter pour long-temps, pour toujours peut-être, leur pays natal, leur maison, leurs amis, ne portent point dans leur cœur la lèpre du vice ou la flétrissure du crime. Les uns subissent ce châtiment pour une faute politique, d’autres pour un instant de révolte envers un maître inexorable ; d’autres, hélas sont les victimes d’une erreur ou d’un cruel caprice. Chaque seigneur russe a le droit d’envoyer ses serfs en Sibérie, il ne fait que les désigner à la justice, et on les emprisonne, on leur rase la tête, on les expédie à Tobolsk avec la chaîne des forçats. Celui qui les livre à ce supplice est tenu seulement de leur payer une pension alimentaire. Est-ce là une obligation assez forte pour l’arrêter dans un mouvement de colère ? Est-ce un moyen de répression suffisant contre l’injustice et la cruauté ? Il y a là dans la législa-