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LA RUSSIE.

dans ses efforts, et se retire à l’écart silencieuse et triste. Moscou a pendant long-temps exercé cet empire de l’opinion. Quand Pétersbourg en était encore à son premier développement, quand le système autocratique fondé par Pierre-le-Grand n’avait pas encore vaincu toutes les résistances, ni assoupli toutes les ambitions, il y avait à Moscou une aristocratie riche, puissante, qui, dans ses magnifiques châteaux, au milieu de ses milliers de serfs et de ses groupes de courtisans, se posait encore comme une royauté fastueuse en face de la royauté absolue des tsars, et protestait souvent contre elle par son silence ou par ses épigrammes. Plus d’une fois l’attitude que prenait cette aristocratie dans des circonstances importantes préoccupa les maîtres de cette nouvelle capitale. Plus d’une fois Paul Ier dans la joie enfantine de ses parades militaires, Catherine dans la splendeur de sa gloire, se demandèrent : Que dit-on à Moscou ?

Maintenant Moscou a vu disparaître l’un après l’autre ses plus beaux écussons ; le régime autocratique a tout subjugué et tout absorbé. La noblesse russe a passé par le règne de Louis XI, elle en est à celui de Richelieu, et touche peut-être à celui de Louis XIV. Les fils des vieux boyards confient leurs paysans à la surveillance de leurs starostes, abandonnent leurs châteaux à l’administration d’un intendant, et s’en vont monter la garde au palais d’Hiver ou à Peterhof. Les uns ont besoin d’une place pour réparer les brèches faites à leur fortune ; d’autres, très riches encore, sollicitent un titre, une fonction, qui leur donnent plus d’autorité que leur richesse ou leur nom séculaire. La loi de Pierre-le-Grand est formelle, et s’exécute à la lettre. Il faut que tous les nobles russes servent au moins pendant trois ans soit à la cour, comme gentilshommes ou chambellans, soit dans l’administration ou l’armée, et, pour servir avec plus d’avantage, ils veulent se rapprocher du souverain, qui est le juge suprême de tous les mérites, l’arbitre de toutes les faveurs.

Ceux d’entre eux qui reviennent à Moscou, soit comme fonctionnaires publics, soit pour y vivre comme de simples particuliers, y rapportent cet esprit de soumission auquel ils ont été façonnés dans l’atmosphère de la cour, et ne protestent plus. Mais un grand nombre de ces nobles émigrés ne reviennent pas, et les belles maisons qu’ils occupaient dans les plus beaux quartiers de la ville restent désertes ou changent de destination. Celle-ci a été achetée par le gouvernement, qui l’a transformée en édifice public, celle-là par un marchand qui y établit ses comptoirs, cette autre par un club. Les larges tapisseries qui décoraient autrefois ces appartemens ont été remplacées par des tentures en papier peint, les riches éditions françaises du XVIIIe siècle par les contrefaçons de Bruxelles, et les portraits en pied d’une longue suite d’aïeux par des lithographies et des gravures représentant le Passage du Mont-Saint-Bernard ou les Adieux de Fontainebleau. Chaque soir, les salles du club appellent leurs habitués autour du billard ou du jeu de cartes. Deux fois par semaine on y sert un grand dîner, demi-russe et demi-français arrosé de kvass et de vin de Champagne.

Après le dîner, une douzaine de bohémiens et de bohémiennes, au teint