Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/176

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
170
REVUE DES DEUX MONDES.

Plus ils ont de puissance, mieux ils réussissent à briser cet orgueilleux génie des Espagnes et à fondre son idiome dans le moule de la prose romaine. Des historiens de la Péninsule je ne connais qu’un seul qui ait su marier tout ensemble l’ingénuité rapide des chroniques du moyen-âge et la majesté savante de la renaissance : c’est le Portugais Jean Barros. Dans son récit véritablement épique de la découverte des Indes orientales et occidentales, le sentiment des merveilles accomplies au nom du christianisme le ramène constamment au vrai. L’étoile de l’Évangile, qui brille toujours à la proue de ces vaisseaux lancés à la découverte de l’océan chrétien, sauve Jean Barros de l’imitation de Tite-Live. C’est véritablement le souffle du Dieu de la Bible qui pousse ces navires de Christophe Colomb, de Vasco de Gama, de Magellan, au-devant de l’inconnu, de tous les côtés de l’horizon, sur la face de l’abîme. Vous respirez dans ce magnifique récit, tout imbu de croyances et de prières, cette haleine, cet esprit de l’Éternel, qui creuse la vague à travers les golfes de Guinée, du Malabar et du Brésil, sous la barque du Christ. Quels tableaux que ceux de la partance de ces navires pavoisés en rade de Lisbonne, l’émotion de tout un peuple agenouillé sur la côte, autour de l’église des pèlerins, la procession des moines, la confession générale, la bénédiction solennelle à la face du ciel, puis les pleurs de ceux qui s’embarquent, les pleurs de ceux qui restent sur ce rivage que l’auteur appelle depuis ce temps-là le champ des larmes, et enfin le son des cloches, les litanies des matelots au moment où, maîtrisés par une nécessité surhumaine, ils lèvent l’ancre, hissent la voile et tournent le cap, vers quelle contrée ? ils l’ignorent ; peut-être vers le vide infini, peut-être aussi vers un monde nouveau ! Ces tableaux-là manquent à Camoëns, et souvent, par la vérité des sentimens chrétiens, l’historien du Portugal est ainsi plus poétique encore que son poète.

Où chercherons-nous la philosophie originale de l’Espagne au moment de la renaissance ? Dans sa théologie. Sa pensée est tellement identifiée avec le génie du christianisme, qu’elle ne peut s’en détacher sans se dissiper ; au contraire, sa gloire, c’est de s’engloutir avec transport, de se perdre, de s’anéantir dans les mystères de l’Évangile rallumé au souffle de l’Afrique. Ses penseurs les plus profonds, les plus éloquens, les plus entraînans, ce sont ceux qui font profession de ne pas penser ; c’est saint Jean-de-la-Croix, c’est sainte Thérèse, c’est ce poète et ce prosateur accompli, frère Luis de Léon ; ce sont ces grandes ames qui se plongent en Dieu comme en une mer infinie, où ils découvrent l’un après l’autre de nouveaux horizons du monde intérieur. Enthousiasme, ivresse de l’amour divin, magnificence de ce ciel invisible, qui jamais les a rendus présens, vivans, palpables, si ce n’est sainte Thérèse ? Tout me semble froid et glacé auprès de ces miracles de la parole de feu. Que sont toutes les psychologies de l’école, à côté des révélations de la vie intérieure qui s’échappent d’un cœur héroïque ? Et il ne faut pas croire que cette fièvre, cette faim dévorante de l’esprit s’allie mal avec la correction, la majesté, la beauté des formes du discours ; car voici l’originalité de l’éloquence religieuse