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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

gaieté de cœur renverse du même coup tout ce laborieux édifice ; et puis, est-il besoin de s’y prendre de si loin pour entrer dans le métier de faiseur de paradoxes ?

M. de Stendhal fonde si peu son succès sur ce genre d’agrément, il vise si peu à cet étrange mérite, qui consiste à surprendre un instant la bonne foi de son lecteur, que, dans la crainte que la vigilance de celui-ci ne s’assoupisse, il prend soin lui-même de la tenir en haleine et toujours sur ses gardes. Il émet peu de propositions qu’il ne fasse suivre de cet avis renouvelé sous toutes les formes : « J’invite à se méfier de tout le monde, même de moi… Ne croyez jamais qu’à ce que vous avez vu, n’admirez que ce qui vous fait plaisir, et supposez que le voisin qui vous parle est un homme payé pour mentir. » Il n’y a pas jusqu’à tel mince détail de technie musicale à propos duquel M. de Stendhal ne vous dise : « Vérifiez cette assertion sur le piano voisin ; » ou s’il s’agit de peinture et de particularités d’anatomie ou de coloris : « Allez à l’école de natation, et regardez le nu. » Ce qu’il recommande à ses lecteurs, il l’a pratiqué pour lui-même. Il s’est soumis lui-même à toute sorte d’expériences minutieuses, et là peut-être est la clé de bien des bizarreries qui n’ont été que des bizarreries pour le voisin. Il ne lui a pas suffi de voir et de toucher ; il a tenu pour suspects son tact et sa vue et son ame ; il a soumis toute sa sensibilité à cette méfiance qu’il conseille aux autres ; il a obligé son esprit à des tours de force pour obtenir qu’il en vînt à pouvoir observer sa propre attention lorsqu’elle était tendue elle-même à observer autre chose. Le mouvement de passion, si inopiné qu’il soit, n’échappe pas à cette surveillance, qui est devenue une habitude. Que dis-je ? et comme ce mot me revient, il n’est pas jusqu’à l’habitude elle-même, cette source continue d’actes inaperçus et involontaires, il n’est pas jusqu’à l’habitude qui ne se soit laissé surprendre par cette vigilance infatigable, et qui n’ait été suivie des yeux, étudiée, comme le serait la volonté réfléchie. Voilà bien de quoi faire que nul écrivain ne soit moins naïf que M. de Stendhal, mais aussi que nul ne soit plus sincère.

En effet, nous touchons ici à la dignité de sa conscience d’homme privé et d’écrivain, et si nous l’avons vu déjà, à tant d’autres égards, se variant, se forçant, s’évitant, se cherchant hors de lui-même, le sentiment de cette dignité est un point sur lequel il n’a jamais eu ni à se forcer, ni à s’éviter, ni à revenir. Là il est resté lui, un lui qui n’avait rien d’artificiel, qu’il a trouvé tout fait et conservé tel avec soin, sans doute, mais sans effort, sans ostentation, et à peu près