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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

bles de la rue Richelieu. En 1830, M. le comte Molé l’avait nommé consul à Trieste, mais l’Autriche lui ayant, malgré ses pseudonymes et ses déguisemens, refusé l’exequatur, à cause de maint passage inséré dans ses ouvrages sur l’Italie, on chercha un souverain plus accommodant, et ce fut à Civita-Vecchia qu’il alla remplir les fonctions consulaires dont il est resté investi jusqu’à sa mort.

Pendant les trois périodes à travers lesquelles nous venons de suivre la vie de M. de Stendhal, et dans toutes les parties de l’Europe, il se trouva mêlé au plus haut monde. Il était connu personnellement de presque tous les grands personnages de France, d’Italie, d’Allemagne, auxquels la politique, l’esprit, la naissance ou toute autre supériorité avaient assuré un rang élevé dans leur pays. Il savait leur histoire à tous, le faible et le fort de chacun. Leur portrait était dessiné dans son esprit en anecdotes. L’art de présenter ces anecdotes, de les taire à propos, d’en montrer une partie et d’en cacher une autre, d’être à la fois de bon goût dans la parole, de bon goût dans la réticence, et piquant dans toutes les deux, faisait de lui un homme précieux dans les salons. Il y était recherché et écouté, quoiqu’il inventât en parlant, chose inconvenante, comme il le dit, parce qu’elle peut surprendre l’interlocuteur et le laisser sans réplique. Il s’y était tellement acclimaté, que, sorti de là, il ne pouvait plus être autre chose qu’un homme de salon. Ses livres en effet sont encore des causeries ; ils en ont le négligé, la vivacité, les interruptions, les digressions, les précautions, le trait, toutes les soudainetés, toutes les graces. Il a donc pu étudier, et sous toutes ses faces, le mécanisme des passions grandes ou petites qui meut les ressorts de la pauvre machine humaine. La rare perspicacité dont il était doué allait tout de suite au fond. Toutes les circonstances oiseuses ou trompeuses, il les éliminait sur-le-champ. C’était pour lui comme une autre algèbre aux opérations de laquelle l’habitude des problèmes de l’algèbre véritable avait dû contribuer à rompre son esprit. Mais à cette netteté pénétrante de la vue il ajoutait une malice qui ne lui venait pas de l’algèbre. Il a bien justifié pour son compte ce mot dans lequel il résume le caractère dauphinois : brave et jamais dupe. Il mettait, à la vérité, une grande bienséance dans ses plus grandes malices. Si son œil perçait à jour toutes les ombres, tous les voiles, il n’avait garde de les déchirer et de montrer grossièrement à nu des vérités déplaisantes ou choquantes. En même temps qu’il excellait à découvrir, sous le mot ou sous l’acte agréable et usité, une idée, un jugement, un sentiment qui avait moins de