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REVUE DES DEUX MONDES.

La statue de Gutenberg vêtu en ouvrier, ce qui est une faute commise par le grand sculpteur Thorwaldsen (Gutenberg était avant tout gentilhomme), a été aussi inaugurée chez les Mayençais. Schœffer, qui me semble plutôt un heureux coureur d’aventures qu’un grand homme, possède la sienne à Gernsheim. Le canon est la dernière raison des rois ; il paraît que les statues sont la dernière raison des savans. Quand même on y ajouterait celle de Jansen à Anvers, celle de Mentelin à Strasbourg, celle du fantastique Corsellis à Oxford, et celle de Cennini à Florence, ces statues n’auraient rien de très instructif. Les sept statues ne prouveraient rien. Dans cette question, il faut bien se garder d’écouter les gens de Bamberg, de Harlem, de Mayence, d’Oxford et de Strasbourg ; tous ont des prétentions. Ce qu’on doit consulter, c’est l’histoire humaine, plus intéressante et plus vraie que cette grande et interminable controverse soutenue par d’honnêtes bourgeois prêchant chacun pour son saint, et quand les argumens sont épuisés, mettant un champion armé à leurs portes, accompagné d’une armée de savans qui disent mille folies. Voltaire n’aurait pas manqué de recueillir ces étranges bizarreries et de s’en amuser quelques instans. Les auteurs des discours prononcés en Allemagne en offrent une collection curieuse. L’un écrit un discours sur l’impression produite par l’impression, jeu de mots délicieux ; l’autre adresse une superbe hypotypose aux types, qui sont, dit-il, des semences plus fécondes que le blé et plus puissantes que des cartouches ; un troisième nomme les imprimeurs les « embaumeur du passé, » et dit que l’encre de l’imprimerie a remplacé la myrrhe d’Arabie[1]. Passons sur ces saillies d’un enthousiasme de mauvais goût, et revenons à l’histoire véritable.

III. — DÉBUTS ET PROGRÈS DE L’IMPRIMERIE EN EUROPE. —
L’ATELIER D’ALDE MANUCE. — LUCRÈCE BORGIA.

L’imprimerie, dès long-temps préparée par les arts, par le commerce, par la dévotion, par le besoin d’apprendre et le mouvement des esprits, inventée sur la limite de la France et de l’Allemagne, traversa les Alpes, et, à peine arrivée en Italie, elle y prit feu pour ainsi dire. C’était là, dans cette malheureuse, brillante et magnifique Italie, sillonnée par le commerce, baignée de voluptés, éclatante de.

  1. Voyez Aretin, Ueber die Folgen, etc. ; Munich, 1801.