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mourir, je serai utile après ma mort. » Singulières paroles pour une telle femme ! Les premiers travaux de l’industrie qu’elle protégeait furent consacrés au panégyrique de Lucrèce. On la nomma belle, généreuse, prudente, pudique surtout. L’imprimerie, menteuse dès le berceau, prodigua les mêmes panégyriques à ce Borgia son frère, que Monaldeschi, annaliste grave, qualifie de magnanime, de généreux et de sage. Les éloges des Borgia retentissaient à la cour de Ferrare, dont Lucrèce était la reine et la déesse. Mais pendant que Manuce multiplie les éloges du frère incestueux et de la sœur meurtrière, un autre Allemand, caché derrière les portières du sacré palais, écrivait tout ce que faisait, tout ce que disait cette effroyable famille du vice intelligent et du crime hardi ; notant tout, jusqu’aux traits de cette femme « au nez long et effilé, creux et enfoncé, au front beau, à la chevelure prodigue, aux lèvres ignobles, au menton fuyant et à la taille majestueuse[1]. » Plus tard, l’imprimerie recueillait ces détails et transmettait à l’avenir la véritable Lucrèce.

Cependant l’art lui-même, dont nous esquissons trop rapidement l’histoire, allait en se perfectionnant. L’Allemagne avait imité avec scrupule les pointes et les angles aigus de ce caractère gothique, qui semble avoir introduit dans l’écriture les caprices de l’architecture ogivale. En Italie, on imita le caractère romain, si net, si franc, si facile, si bien discipliné. La beauté de l’art s’introduisit dans cette industrie ; ce progrès fut dû surtout à la grande famille des Manuce ou Manuzio, qui constitue une véritable dynastie. Non-seulement Alde Manuce se débarrassa du gothique, mais il imita dans ses impressions l’écriture penchée et cursive, manum mentita, et créa ce que nous appelons encore l’italique, le caractère le plus complètement opposé au type allemand et gothique. On trouva ces caractères si doux à l’œil, que l’on ne put imaginer qu’ils étaient imprimés avec de l’étain ou du plomb. Le bruit se répandit que Manuce se servait de caractères d’argent, typi argentei. C’est encore une légende après tant d’autres.

Nous avons pénétré dans le caveau magique de Gutenberg, en Allemagne ; entrons chez Manuce, le savant de Venise, le promoteur du beau et du grand style de l’impression. Nous ne sommes plus chez le gentilhomme alchimiste, à côté de la ville gothique de Mayence, mais à Venise, chez l’artiste et le savant passionné. Ses lettres latines nous introduisent sans peine dans cette maison pleine de visiteurs ; il

  1. Voyez Diarium Burckhardti. — Leibnitz, Anecd.