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lement de salon. C’était une vaste salle qui présentait un bizarre assemblage de luxe, d’élégance et de simplicité rustique. Ainsi, tandis qu’un riche tapis étalait sur le carreau ses rosaces aux vives couleurs, le plafond étendait au-dessus ses poutres noircies par le temps et par la fumée. Les murs étaient blanchis à la chaux, mais chaque fenêtre avait de doubles rideaux de soie blanche et de damas rouge. Quelques chaises de paille grossière escortaient humblement un magnifique fauteuil, velours et palissandre, tout surpris de se voir en si mauvaise compagnie. Une carabine, des sabres, des poignards, des haches d’abordage, des fusils de chasse emprisonnés dans leurs étuis de cuir, tapissaient le manteau de la cheminée ; un piano d’ébène, incrusté de filets de cuivre, occupait le fond de cette chambre, dont les trois frères Legoff n’étaient pas le moindre ornement.

Le plus beau des trois était encore fort laid, en admettant toutefois que la figure douce, intelligente et résignée du frère Joseph pût passer pour laide. On se laissait prendre bien vite à son air souffrant et rêveur, on finissait par le trouver charmant. Dans sa longue redingote brune, boutonnée jusqu’au menton, avec ses cheveux blonds et plats séparés sur le milieu du front et tombant négligemment sur le col et sur les épaules, on eût dit un de ces cloarecs qui mêlaient parfois à leurs pieuses méditations les chastes inspirations de la muse. Les deux autres, pour parler net, avaient tout l’air d’ours mal léchés. Le frère Christophe portait, sous une houppelande de peaux de chèvres, un costume de marin du temps de l’empire ; il avait les jambes courtes, le ventre gros, la barbe inculte, les sourcils épais, les cheveux noirs et la tête énorme. Il aurait pu tuer Joseph d’une chiquenaude et un bœuf d’un coup de poing. Le frère Jean, l’aîné de la famille, pouvait avoir de quarante-cinq à cinquante ans. Il était long et maigre, et, près de Christophe, ne ressemblait pas trop mal à don Quichotte en société de Sancho Pança. Il avait des moustaches rousses, hérissées et menaçantes comme les dards d’un porc-épic ; la pièce la plus importante de son vêtement était une redingote grise qu’il portait à la façon de l’empereur. Les trois frères avaient aux pieds de gros sabots qui se prélassaient sans gêne sur un tapis de mille écus.

Assis autour de l’âtre, tous trois paraissaient en proie à une violente inquiétude qu’ils exprimaient différemment, chacun selon son caractère. Jean et Christophe juraient ; Joseph priait à voix basse, tout en suivant d’un regard préoccupé les jets de flamme bleuâtre qui s’échappaient de l’ormeau embrasé. De temps en temps, Chris-