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VAILLANCE.

n’avaient même pas abordé l’idée que ce trésor pût leur échapper. Jeanne, de son côté, ne semblait pas se douter qu’il y eût sous le ciel des êtres plus aimables que ses trois oncles, ni une existence plus délicieuse que celle qu’on menait au Coät-d’Or. Bignic était pour elle le centre du monde ; ses rêves n’allaient pas au-delà de la distance que son cheval pouvait mesurer en une demi-journée. Jamais elle n’avait tourné vers l’horizon un regard ardent et curieux ; elle n’avait jamais entendu dans son jeune sein ce vague murmure qui s’élève au matin de la vie, pareil au bruissement mystérieux qui court dans les bois aux blancheurs de l’aube. L’activité d’une éducation presque guerrière l’avait préservée jusqu’à présent du mal étrange, nommé la rêverie, qui tourmente l’oisive jeunesse. Son imagination dormait : ce fut une imprudence de Jean et de Christophe qui l’éveilla.

Nous l’avons dit, Christophe et Jean étaient moins jaloux l’un de l’autre qu’ils ne l’étaient tous deux de leur frère. Quoi que pût faire la jeune fille pour cacher les préférences de son cœur, et quoi qu’ils pussent eux-mêmes imaginer pour se les attirer, ils comprenaient que Joseph était préféré et ne se faisaient point illusion là-dessus, bien que ce fût pour eux un sujet d’étonnement continuel. — C’est inoui ! se disaient-ils parfois, Joseph ne lui a jamais rien donné que des fleurs ; nous nous sommes ruinés pour elle ! Il la gronde souvent et ne craint pas de la reprendre ; nous sommes à genoux devant ses défauts ! C’est un blanc-bec qui n’a jamais vu que le feu de la cheminée et qui mourra dans la peau d’un poltron ; nous mourrons l’un et l’autre dans la peau d’un héros ! Eh bien ! c’est ce maraud qu’on aime et qu’on préfère ! — C’est un savant, ajoutait Christophe en hochant la tête ; il a inspiré à Jeanne le goût de la lecture ; l’enfant aime les livres, et Joseph lui en prête. — Si Jeanne aime les livres, dit un jour le soldat fatalement inspiré, nous lui en donnerons, un peu plus propres et un peu plus galamment vêtus que les sales bouquins de Joseph. — En effet, dès le lendemain ils écrivirent à Paris, et, au bout de six semaines, en rentrant d’une longue promenade qu’elle avait faite sur la côte, Jeanne trouva dans sa chambre une bibliothèque composée de volumes magnifiquement reliés. C’était, hélas ! la boîte de Pandore. Ce fut la perte du repos de Jeanne.

Rien de plus honnête pourtant que cette collection de livres ; seulement, comme l’élite des poètes et des romanciers y brillait au premier rang, et que la littérature contemporaine s’y montrait en majorité, c’étaient pour la plupart de très honnêtes empoisonneurs. Jeanne et Joseph lui-même, car il ne put résister à la tentation,