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VAILLANCE.

— Un jeune homme, dit Joseph, dont nous ne connaissons ni les antécédens ni la famille.

— Je l’aime et veux être sa femme, répliqua l’inflexible enfant.

— Mais, Jeanne, tu n’y réfléchis pas ! s’écria Christophe. Tu oublies que sir George est Anglais, que c’est un Anglais qui a tué ton père et t’a faite orpheline au berceau !

— Songe, mon enfant, dit Joseph, que sir George appartient sans doute à la religion protestante !

— Tout cela m’est égal, répondit Jeanne. Je l’aime et le veux pour mari.

Ainsi l’on put voir aux prises, d’un côté l’égoïsme de l’amour, de l’autre l’égoïsme de la famille. Tous deux furent inexorables. On procéda d’abord, de part et d’autre, par la prière et par les larmes ; on finit par en arriver aux récriminations et à la colère. Christophe, Jean et Joseph lui-même pensaient au fond que l’amour de Jeanne n’était guère qu’un enfantillage ; mais, quand bien même ils en eussent apprécié toute la gravité, ces hommes n’auraient jamais consenti à donner leur nièce à sir George, tant ils étaient convaincus qu’ainsi mariée, leur nièce était perdue pour eux. Vainement donc elle les supplia ; ils se montrèrent impitoyables. Vainement ils s’efforcèrent de l’amener à leur sentiment ; ils la trouvèrent inébranlable.

— Chère et cruelle enfant, s’écria Joseph, qui voulut tenter un dernier effort, n’es-tu donc pas bien heureuse ainsi, et quel besoin insensé te presse d’échanger ta jeune liberté contre les soucis du mariage ! Tu commences la vie à peine, et voici que déjà tu veux t’enchaîner par des liens éternels ! Que manque-t-il à ton bonheur ?

— Sir George, répondit Jeanne avec un implacable sang-froid.

Le pauvre Joseph ne se sentit pas le courage de pousser plus loin un discours dont l’exorde venait d’obtenir un si brillant succès.

— Va, tu n’es qu’une ingrate ! s’écria Jean avec amertume.

— Oui, s’écria Christophe avec emportement, et je ne pense pas qu’il y ait jamais eu sous le ciel un cœur si ingrat que le tien. Oublie donc ce que tes oncles ont été pour toi ; hâte-toi d’en perdre tout-à-fait la mémoire, si tu ne veux pas que ta propre conscience se soulève pour te maudire.

— Je vous comprends, dit Jeanne en pleurant, et je lis enfin dans vos ames. Allez, vous ne m’avez jamais aimée ! Non, jamais vous ne m’avez aimée, barbares ! J’ai maintenant le secret de vos égoïstes tendresses. Je n’ai d’abord été pour vous qu’un jouet, qu’un amusement, qu’une distraction. Plus tard, c’est votre orgueil qui m’a