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dises à différens prix, selon leur qualité ; d’autres qui ne font pas les œuvres qu’ils signent, qui ont des aides et des manœuvres à leurs ordres. La grande extension qu’a prise la partie littéraire des journaux politiques a puissamment contribué à cette prostitution patente de l’intelligence. Dans ses gouffres toujours béans, toujours insatiables, le journal reçoit tant de choses, dévore si vite ce qu’il reçoit, que, bon ou mauvais, tout passe, tout disparaît. Le feuilleton, avec sa rotation incessante et rapide, a une incroyable indulgence pour les pauvretés littéraires. Il a un autre inconvénient c’est qu’ayant besoin de toute la partie militante et peu consciencieuse de la littérature, il interdit à l’avance toute critique sérieuse. Le moyen en effet de tirer sur ses propres troupes et de critiquer ce qu’on imprime ?

Tant que les écrivains ne voudront pas rester maîtres de leur inspiration et qu’ils abandonneront la direction de leur talent, tant qu’ils consentiront à cette vie nomade qui va planter ses tentes partout, tant qu’ils voudront suffire par leurs seules veilles à cette effroyable consommation de nouvelles et de romans, il faudra qu’ils renoncent à toute prétention de littérature sérieuse et qu’ils s’habituent à voir sans cesse décliner leur puissance. Les exemples ne manquent pas. L’ame ne saurait jamais se dissiper impunément ainsi, et on ne saurait adopter la vie de bohême sans en porter les guenilles.

Au milieu de cette existence problématique des condottieri de la plume, il n’y a plus pour la haute littérature, pour les chastes amans de la muse qui ne court pas les carrefours les cheveux dénoués, qu’à constituer la cité littéraire, qu’à se grouper, se réunir autour du même centre, du même beffroi. Du moment où ils auront leurs armoiries, leurs droits communs, qu’ils ne seront plus errans et nomades, mais qu’ils auront leur foyer, leur Dieu, leur travail assuré, alors le public, au milieu de cette affreuse mêlée de promiscuités d’intelligences, saura sur qui et sur quoi compter. La cité couvrira le citoyen et réciproquement. Alors les écrivains se classeront selon leurs aptitudes, les écoles littéraires pourront se fonder, comme se sont fondées les écoles de peinture. On saura quels principes et quels systèmes sont ici, quels systèmes et quels principes sont là ; on saura qu’il y a ici l’écrivain convaincu, les idées, les formes de style, là l’homme d’affaires et le mercantilisme qui ouvre boutique ; chacun parlera sa langue et aura sa patrie. L’écrivain travaillera à son jour, à son heure, dans son vrai centre. Il suivra sa propre tradi-