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proportions les plus grandioses, et aujourd’hui dans un état d’abandon qui fait peine à voir ; ces vastes bassins, ces cales, ces chantiers inactifs, où pourrait se construire une autre Armada, ne servent plus à rien. Deux ou trois carcasses ébauchées, pareilles à des squelettes de cachalots échoués, achèvent de pourrir obscurément dans un coin ; des milliers de grillons ont pris possession de ces grands bâtimens déserts, on ne sait où poser le pied pour n’en pas écraser ; ils font tant de bruit avec leurs petites crécelles, que l’on a de la peine à s’entendre parler. Malgré l’amour que je professe pour les grillons, amour que j’ai exprimé en prose et en vers, je dois convenir qu’il y en avait un peu trop.

De Carthagène, nous allâmes jusqu’à la ville d’Alicante, de laquelle, d’après un vers des Orientales de Victor Hugo, je m’étais composé dans ma tête un dessin infiniment trop dentelé.

Alicante aux clochers mêle les minarets.

Or, Alicante, du moins aujourd’hui, aurait beaucoup de peine à opérer ce mélange que je reconnais pour infiniment désirable et pittoresque, attendu qu’elle n’a d’abord pas de minaret, et qu’ensuite le seul clocher qu’elle possède n’est qu’une tour fort basse et peu apparente. Ce qui caractérise Alicante, c’est un énorme rocher qui s’élève du milieu de la ville, lequel rocher, magnifique de forme, magnifique de couleur, est coiffé d’une forteresse, et flanqué d’une guérite suspendue sur l’abîme de la façon la plus audacieuse. L’hôtel-de-ville, ou pour plus de couleur locale, le palais de la Constitution, est un édifice charmant et du meilleur goût. L’Alameda, toute dallée de pierre, est ombragée par deux ou trois allées d’arbres assez garnis de feuilles pour des arbres espagnols, dont le pied ne trempe pas dans un puits. Les maisons s’élèvent et reprennent la tournure européenne. Je vis deux femmes coiffées de chapeaux jaune-souffre, symptôme menaçant. Voilà tout ce que je sais d’Alicante, où le bateau ne toucha que le temps nécessaire pour prendre du frêt et du charbon : temps d’arrêt dont nous profitâmes pour déjeuner à terre. Comme on le pense bien, nous ne négligeâmes pas l’occasion de faire quelques études consciencieuses sur le vin du cru, que je ne trouvai pas aussi bon que je me l’imaginais, malgré son authenticité incontestable ; cela tenait peut-être au goût de poix que lui avait communiqué la bota qui le renfermait. Notre prochaine étape devait nous conduire à Valence, Valencia del Cid, comme disent les Espagnols.

D’Alicante à Valence, les falaises de la rive continuent à présenter