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LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME.

rieures. La statistique est une science toute moderne ; on en abuse aujourd’hui, on n’en usait pas assez autrefois ; on veut tout prouver actuellement avec les chiffres, jadis personne ne songeait à cette preuve. Diverses raisons, soit politiques, soit administratives, s’opposaient d’ailleurs à ce que des calculs pussent être invoqués avec suite et avec autorité. La diversité du régime provincial troublait l’unité des documens, et la censure royale en restreignait forcément l’usage. De là une lacune inévitable dans l’histoire économique du pays et une brèche ouverte aux amateurs d’hypothèses.

Cependant, à l’aide de l’observation la plus superficielle, on peut suppléer à l’absence des documens et s’assurer que la misère, loin de grandir avec la civilisation, tend au contraire à diminuer devant une aisance chaque jour accrue et les issues nouvelles que se fraie le travail. Il serait trop douloureux de penser que le progrès social, cette idole du temps, ressemble à ces divinités indiennes qui ne marchent vers le temple qu’en écrasant à chaque pas, sous les roues de leur char, un plus grand nombre de victimes. Cela n’est point ; les sociétés modernes ont été calomniées ; elles sont au-dessus des sociétés anciennes, comme intelligence, comme bien-être. Si, par misère, on entend ce mal moral qui se traduit au dehors par des exigences inquiètes, une soif immodérée de jouissances et les appels d’une ambition déréglée, oui, certes, notre époque est en proie à cette misère, et les classes ouvrières ne sont pas les seules qui s’en trouvent atteintes. Chez elles, comme dans toute la hiérarchie de la société, se manifestent ces prétentions à l’empire, inévitables dans un temps où tout le monde veut commander et où personne ne se résigne à obéir. Quand de toutes parts chacun semble malheureux de sa position et cherche à se faire une meilleure place, pourquoi les classes laborieuses n’éprouveraient-elles pas le même vertige ? Telle est la misère du temps, et au milieu des flatteries dont ils sont l’objet, il est surprenant que les ouvriers ne s’en soient pas ressentis d’une manière plus profonde. Mais si par misère on entend ce mal physique qui se manifeste par des habitudes dégradées et la privation des premières nécessités de la vie, non, il n’est pas exact de dire que notre siècle est, sous ce rapport, plus mal partagé que les siècles antérieurs : c’est le contraire qui est vrai.

Il suffit, pour s’en assurer, de jeter un coup d’œil sur les annales des générations humaines. Certes, comme dépravation, l’antiquité a laissé loin d’elle les temps modernes. Fondé sur les sens, le paganisme avait dû faire aux sens une part très ample, et c’est l’un des