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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

les rudes paroles de son maître, les polissait de son mieux et quelquefois leur donnait un sens tout contraire. Un jour, mécontent d’Alexa et voulant le lui faire sentir, il alla voir le visir de Belgrad avec un autre drogman qui se crut naïvement obligé à rendre le sens littéral. Le visir ne revenait pas de son étonnement ; c’était un langage si trivial, si inaccoutumé chez le héros qui auparavant s’exprimait toujours avec tant d’élévation. Enfin Miloch lui-même s’aperçut de l’effet produit par cette traduction trop fidèle de ses paroles : « Maladroit qui répète ce que je dis ! s’écria-t-il en repoussant son interprète ; frères, courez vite me chercher Alexa. » Des anecdotes pareilles se présentent en foule dans la vie de Miloch ; mais ce n’est pas une chronique scandaleuse que nous voulons écrire ici.

Le kniaze avait deux frères, ses dignes émules, Ephrem et Iovane. Les membres de cette trinité infernale, comme disait le peuple, s’étaient fait de la Serbie trois parts pour ne pas se gêner mutuellement. Miloch exploitait le nord, il était l’unique marchand, le seul propriétaire des bords du Danube ; le domaine d’Ephrem s’étendait sur la Save, de Belgrad à Chabats, et Iovane, homme grossier et sans intelligence, tenait sous son joug les montagnards du sud. Un seul trait peindra Iovane : amoureux de la nièce d’un pope, il voulut la faire enlever par ses gardes. Le pope, armé de ses pistolets, parvint à chasser les satellites de Iovane. L’hospodar, furieux, intenta aussitôt au prêtre un double procès ; il le fit d’abord condamner par l’évêque diocésain à avoir la barbe coupée (c’est la forme de dégradation ecclésiastique), pour avoir oublié ses devoirs de prêtre en se servant d’armes temporelles. Le malheureux pope fut convaincu ensuite d’avoir également oublié ses devoirs de citoyen en repoussant violemment la force publique. On le pendit et on le roua.

Laid, boiteux, disgracié de la nature et d’une santé frêle, Ephrem ne pouvait comme Iovane se plonger dans les orgies. Sa vie solitaire lui avait permis d’apprendre à lire et à écrire, il connaissait même la langue russe et avait des manières polies ; c’était, en un mot, malgré sa nullité, l’Européen de la famille. Cependant il n’en poursuivait pas avec moins d’âpreté l’accroissement de sa fortune. Son administration était une concussion perpétuelle : une grande partie des maisons de Chabats et de Belgrad lui appartenait, il en avait forcé les propriétaires à les lui céder à vil prix ; à ceux qui osaient refuser, il suscitait des procès et des avanies de tout genre qui amenaient peu à peu leur ruine. Chacun des trois frères avait un certain nombre de bourreaux d’élite, dont le plus célèbre était Mitjitj, gardien de la