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Dans les emplois que j’ai remplis, j’ai été à portée d’observer toutes les classes de notre population, et j’ai le plus souvent vu les hommes les plus capables de se créer une position par l’industrie offrir leur temps et leurs peines, mais non leur argent. Les mises de fonds leur étaient odieuses. J’ai vu les mêmes hommes briguer une chétive place administrative sans avenir, plutôt que de faire courir la moindre chance à leur petite fortune. En agriculture, il faut vingt essais heureux accomplis autour de lui pour décider un fermier à tenter l’expérience qu’il a vu réussir. Ce n’est que une à une que les innovations sont adoptées, et l’on commence toujours par les plus économiques, par celles dont les rentrées sont les plus immédiates, par celles qui font subir le moins de transformations au capital, et où par conséquent on peut le suivre plus facilement dans sa marche. C’est ce trait de caractère qui retient non-seulement notre agriculture, mais l’ensemble de notre industrie, dans leur médiocrité, et leur refuse cette force ascensionnelle des nations d’origine anglaise. Cette prudence excessive a d’ailleurs son beau côté moral, et s’unit toujours à la modération, à l’amour du foyer domestique. C’est aux causes qui produisent ce phénomène moral qu’il faut attribuer sans doute le préjugé qui confond le malheur avec le crime en fait de commerce. En Angleterre, en Amérique, on se relève facilement d’une faillite, résultat d’une fausse spéculation ou d’une crise ; en France, presque jamais. Sans examiner ce qui a entraîné la chute d’un négociant, on lui retire toute confiance ; c’est un fripon ou un incapable, il n’y a pas de milieu ; il ne trouve plus de crédit pour se relever. Chez nos voisins, surtout chez les Américains, on juge souvent celui qui a échoué dans une spéculation hardie comme un homme de talent qui rencontrera plus tard une meilleure chance. De ces deux dispositions différentes dépend la destinée du commerce des deux pays. Ici on ne s’expose pas à un malheur irréparable que tous fuient comme une contagion, là on ne perd pas les bonnes occasions faute de hardiesse, parce qu’on sait que, si l’on perd la partie, on pourra plus tard en jouer une autre.

Avec ces dispositions timides, il faut mettre le succès en évidence aux yeux de nos agriculteurs, pour qu’ils soient tentés d’imiter les bonnes pratiques ; il faut ensuite répandre la saine instruction agricole dans la classe des propriétaires pour qu’ils puissent juger les innovations et se mettre en garde contre les projets hasardeux sans s’exposer à rejeter ceux qui sont bons. C’est ce que l’on a essayé de faire par les fermes-modèles et les écoles d’agriculture pratique. On