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REVUE DES DEUX MONDES.

La lune avait monté et dominait l’intérieur de la cour, l’illuminant comme un globe de cristal ; une musique infernale retentissait autour de l’idole, devant laquelle brillaient autant de lampes qu’il étincelait d’étoiles autour de l’astre aux blancs rayons. Au son des tambours, des cymbales, des trompes, s’agitait avec une joie bruyante la troupe des dévots, qui se promenaient autour de la statue, lui versaient du lait sur la tête, et se prosternaient à diverses reprises pleins d’un saint enthousiasme ; car « celui qui ce jour-là entend le son des instrumens qui retentissent en l’honneur de Vichnou, sans en être charmé, est comparable à un chien devant qui on joue du vinou (de la flûte) ; celui qui, sans désapprouver une pareille solennité, n’y prend aucune part et s’occupe d’autre chose, sera puni de son indifférence en renaissant, dans une autre vie, sous la forme d’un coq. »

Je me sentais à l’abri d’une pareille menace, car j’ouvrais de grands yeux, comme cela arrive à qui s’éveille la nuit en face d’une éblouissante clarté, et je prenais à la fête la part active du curieux. Bientôt un éclatant flourish de tous les instrumens à la fois ébranla les murailles ; tout le cortége des brahmanes, des musiciens, des bayadères, partit précédé de torches qui vomissaient un tourbillon d’étincelles ; de peuple, il n’y en avait pas, car ce village de Mahabalipouram n’est qu’un monastère, une communauté de desservans. La procession défila devant moi ; huit porteurs soutenaient sur leurs épaules une idole assise sous un palanquin aux franges enfumées, couverte d’ornemens plus ou moins précieux, rayonnante au milieu des lumières. Les porteurs trottaient ; les brahmanes, bien frottés d’huile de coco, le dos nu et brillant, semblaient courir aussi consciencieusement que s’ils eussent été entraînés avec une force irrésistible par cette idole qui les dominait ; les danseuses accompagnaient la divinité, à laquelle elles se vouent dans la personne des prêtres, chantant des hymnes fort libres, que l’on devinait à la vivacité un peu déréglée de leurs mouvemens. Tout cela passa si vite, cette marche d’un reposoir, à l’autre fut si précipitée, que les torches, subitement disparues, laissèrent dans les plus épaisses ténèbres cette partie de la colline non encore éclairée par la lune. Et si j’avais eu, je ne dis pas la foi d’un Hindou, mais seulement l’imagination d’un poète, j’aurais pu voir dans les grottes successivement illuminées s’agiter les fantastiques images, les statues de pierre s’éveiller et répondre au regard que lançait l’idole de sa prunelle d’argent, le rocher, avec tout son monde de gazelles, de lions, d’éléphans et de héros, frémir au passage du cortége.