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à côté de La Bruyère. Enfin, tout en restant satirique, il fait sentir ingénieusement ce que son siècle et son pays renferment de grand et de bon. C’est à cette impartialité de jugement, à cette sérénité d’esprit, que nous devons une composition pleine de charme et de convenance. Les Lettres Persanes forment un ensemble harmonique où d’agréables contrastes sont habilement ménagés, où les traits principaux des deux civilisations de l’Orient et de l’Occident sont mis en opposition d’une manière naturelle et facile, où les rapprochemens imprévus et nouveaux se succèdent, sans que le lecteur soit contraint d’accepter de burlesques invraisemblances. Montesquieu fait parler des hommes et non pas des génies ; il préludait ainsi à la peinture du genre humain. Avant de s’engager sans retour dans les sévères et infinies régions de l’histoire, il s’arrêtait sur le seuil à mêler ensemble la fantaisie et la réalité. On eût dit que, suivant le précepte de Platon, ce n’est qu’après avoir sacrifié aux graces qu’il voulait se mettre à la poursuite de la vérité. Nature grande et généreuse, dont le génie littéraire a dû en partie ses forces et son éclat à deux qualités morales, la justice et la bonté.

Que M. de Lamennais est loin aujourd’hui de ces sources du beau ! La haine l’a tellement aveuglé, qu’il ne s’est pas aperçu combien ce qu’il nous donne pour de la poésie est indigne de ce nom. Le siècle auquel il s’adresse peut avoir un esprit perverti, ne discutons pas ce point en ce moment, mais enfin pour de l’esprit, le siècle en a, et son goût est quelque peu difficile et superbe. Pour notre siècle Goethe et Byron ont chanté : des conceptions fortes, des idées profondes lui ont été offertes avec profusion ; nous avons été au fond de toutes les émotions et de toutes les pensées, nous avons la science du bien et du mal ; rien ne nous étonne, je dirais presque ne nous touche : nous sommes pour ainsi dire arrivés, dans la sphère de l’art et des lettres, à cette sorte d’insensibilité dont les stoïciens faisaient une vertu dans l’ordre moral. Et c’est à cette époque dédaigneuse et blasée que M. de Lamennais vient offrir naïvement son puéril poème, ses génies du bien et du mal qui se succèdent devant le lecteur avec une monotonie désespérante, et s’expriment souvent, surtout les représentans d’Ahriman, avec la plus ridicule emphase. Il y a entre autres un certain Astouïad dont la scélératesse est la plus bouffonne du monde. Astouïad, qui est le génie de la corruption du cœur, est tellement difficile à satisfaire en matière de perversité, qu’il se défie des autres démons qui travaillent avec lui au triomphe