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Un autre jour, on envoie des troupes pour surveiller le meeting. O’Connell leur fait l’accueil le plus cordial, les plaint de la peine inutile qu’on leur donne, puis il dit : « On envoie trente mille soldats en Irlande ! tant mieux, ce seront trente mille shillings par jour qu’ils y laisseront. Mes amis, trois hourras pour la plus brave armée du monde ! » Puis il ajoute : « Nous sommes trop sûrs du succès pour nous mettre au pouvoir de nos ennemis en violant les lois ; nous savons bien quel avantage nous leur donnerions. Mais pourquoi parler de ces choses oiseuses ? Nous sommes trop bons garçons pour faire la guerre à qui que ce soit. »

C’est toujours ainsi qu’on le retrouve, toujours protestant de son respect pour la loi, et de son amour de la paix. En même temps, il paralyse la marche du gouvernement, et il peut prolonger cette situation aussi long-temps qu’il le voudra. Il peut puiser dans l’arsenal de la chicane des modes d’association et des procédés d’organisation que la loi ne puisse atteindre. Il peut forcer le gouvernement à entretenir une force considérable en Irlande, et se conduire de telle manière que les régimens anglais restent l’arme au bras à le regarder faire sans pouvoir l’interrompre. C’est là son but, son plan de campagne : embarrasser le gouvernement, le harasser, jeter des bâtons dans les roues du char de l’état, être incommode, être inévitable, et, avec tout cela être parlementaire ; avoir toujours le bras levé et ne jamais frapper. Quel géant, quel titan que cet O’Connell ! Jamais les temps antiques, jamais l’histoire d’aucun peuple n’ont vu un tribun de cette taille. Ne croyez pas qu’en vous le montrant surtout comme un légiste, je veuille amoindrir les proportions de cet homme extraordinaire, car je ne sais qu’admirer le plus en lui, ou de cet instinct éminemment pratique qui lui a fait faire de si grandes choses, de si grands actes, ou de cette éternelle verdeur de cœur, de cette incomparable abondance d’imagination qui font de lui un poète du premier ordre. Quelle verve intarissable ! Quelle variété infinie ! « Mes bons amis, disait-il l’autre jour, on m’a destitué. Me trouvez-vous changé ? Suis-je plus maigre ? » Une autre fois il débute en disant : « Mes amis, je viens vous apprendre une bonne nouvelle, et vous dire que je suis bien content d’avoir appris à lire quand j’étais jeune ; car tout à l’heure, en passant sous un arc-de-triomphe élevé pour vous, j’y ai lu ces mots : Les hommes de Tipperary ne seront jamais esclaves. » Ou bien encore quand il parle des catholiques anglais : « J’ai émancipé ces gens-là, dit-il, et j’en ai grand regret. Vous vous souvenez tous de 1829. C’est l’année où je mis à bas la suprématie protestante. Les catholiques anglais avaient alors besoin de nous ; ils ne pouvaient s’émanciper sans nous. C’était pour eux aussi difficile que de faire danser une borne milliaire au son du flageolet. » Voyez avec quelle grace il parle de sa jeune reine qu’il appelle le cushla-ma-chree, le battement de cœur de l’Irlande ! Voyez dans quels termes magnifiques il célèbre la pauvreté glorieuse et les mélancoliques destinées de son église !

« Le peuple est avec vous, dit-il aux évêques ; il ne vous a jamais trahi, parce que vous lui avez toujours été fidèles. Le peuple a partagé joyeusement son morceau de pain avec ses prêtres, il leur a payé en dévouement et en respect