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celle qui a sauvé le cabinet. L’ordre du jour motivé proposé en 1831 par M. Ganneron obtenait 221 voix contre 136 ; celui qui fut discuté en 1834, 184 voix contre 117. La faible majorité que le cabinet vient de réunir lui est venue, à la suite de la discussion que j’ai retracée, dans les circonstances les plus favorables pour lui, et quand tous ceux qui hésitaient, qui n’avaient point de parti pris, pouvaient se couvrir de toute sorte de prétextes pour appuyer le cabinet, au moins jusqu’à nouvel ordre. L’opposition n’a dû attirer que des députés résolus, fermes dans leurs convictions, et qui n’abandonneront pas ses rangs ; le ministère, au contraire, a profité des voix d’un grand nombre de députés qui se sont donnés à lui en désespoir de cause, sous la réserve la plus formelle de l’avenir, et sans même prendre la peine de dissimuler leur peu de sympathie.

Je ne veux pourtant pas contester le succès obtenu par M. Guizot ; ce serait un vain et puéril effort. Il faut savoir avouer sa défaite, ne fût-ce que pour s’en relever et préparer le jour de la revanche. Je reconnais que M. Guizot s’est tiré avec bonheur de ce mauvais pas ; cependant je ne saurais en faire exclusivement honneur à son habileté. Jusqu’ici, les évènemens l’ont servi encore mieux que son talent. Les élections générales condamnent sa politique, et la catastrophe du 13 juillet, en répandant le deuil et l’inquiétude dans toutes les ames, arrache une trêve au patriotisme de ses rivaux. Le droit de visite l’expose à un péril imminent, et M. Dupin, en plaçant le débat au-dessus des têtes ministérielles, convie la chambre à un vote unanime. Enfin, dans ces derniers jours, le défaut d’accord de l’opposition, le désintéressement platonique de MM. Dufaure et Passy, la timidité de la fraction dissidente des centres, écartent encore une fois la foudre. Si je me plais à reconnaître l’éloquence de l’orateur, j’avoue que je ne mets pas sur le même rang le génie de l’homme d’état, et je ne crois pas que des avantages dont les causes lui sont si étrangères, soient de nature à le flatter beaucoup et à inquiéter ses adversaires.

Combien de temps le pouvoir restera-t-il entre ses mains ? Je ne sais, et nul ne le pourrait dire. Le moindre incident imprévu peut le lui enlever ; la confusion des hommes et des idées peut le lui laisser encore long-temps. Mais son autorité est plus nominale que réelle, et s’il possède temporairement une majorité politique, il n’a point une majorité de gouvernement et d’administration. On raconte qu’un député qui avait voté contre l’amendement de M. Lacrosse, s’approchant d’un ministre, lui dit : « Vous venez d’avoir ma boule, mais je vous la ferai payer cher dans les autres lois. » Ce mot est caractéristique. Beaucoup d’hommes soutiennent le cabinet contre une déclaration de défiance et se réservent de le contredire, de le combattre dans la plupart de ses propositions ; plusieurs comptent ainsi mettre d’accord leur vote et le mandat qu’ils ont reçu par le concours de l’apposition ; ils hésitent à renverser le cabinet, dans la crainte de donner lieu à un interrègne ministériel, et ils ne se feront pas scrupule de susciter mille difficultés dans les