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Sal española surtout ; c’est le grand mot. Quand on a parlé du sel espagnol, on a tout dit. Le sel espagnol, c’est le regard assassin, le mot piquant détaché en face, le jeu d’éventail, le pied bien chaussé, la petite main nerveuse, le jarret d’acier qui se détend pour danser le bolero où la cachucha :

On comprend là-dessous un million de mots.

Malheureusement, quel que soit l’attrait qu’a pour nous cette couleur locale, on ne peut s’empêcher de reconnaître que tout cela est bien vieux en Espagne. Le sel espagnol ne se retrouvera bientôt plus que dans le peuple, et la comédie de cape et d’épée n’amuse plus personne. Zorrilla n’a pas tardé à s’en apercevoir lui-même, et après ses deux premiers ouvrages, il a changé de direction. S’il est quelque partie de l’art qui ait besoin de suivre de près les changemens de la société et de changer constamment avec elle, c’est à coup sûr le théâtre. La comédie de Calderon se rapporte à des mœurs dont le fond existe sans doute toujours en Espagne, mais dont les formes sont singulièrement modifiées. Où sont aujourd’hui ces jeunes cavaliers qui entraient dans le monde l’épée toujours au vent, la tête et le cœur pleins des belles aventures qui les attendaient dans les guerres de Flandre ou d’Italie ? Où sont ces maris d’une délicatesse si excessive sur le point d’honneur et d’une rudesse de mœurs si farouche, qu’ils donnaient sans balancer la mort à leurs femmes au moindre soupçon d’infidélité ? Où sont ces femmes elles-mêmes que les Espagnols appelaient très femmes, muy mugeres, et qui ne reculaient devant aucun moyen quand leur passion était excitée ? Tous ces types existent encore, si l’on veut, mais très affaiblis et chaque jour qui fuit en emporte quelque chose. Ce que les années ont détruit surtout, c’est la société, cette antique société espagnole si romanesque où tout était hasard, mystère, intrigue, surprise, où la liberté proscrite dans l’état s’était réfugiée dans les habitudes, et donnait aux sentimens une exaltation quelquefois absurde, mais toujours franche et pittoresque.

Il n’est certainement jamais entré dans la tête de Lope ou Calderon de s’adresser aux mœurs de l’époque des rois catholiques, lesquelles étaient pourtant bien moins différentes de celles du règne de Philippe IV que celles-ci ne le sont des mœurs de nos jours. Ces grands hommes adaptaient leur génie au goût de leur siècle, ou plutôt ils étaient leur siècle lui-même personnifié et vivant. Ils avaient été soldats, ils étaient prêtres, ils étaient de plus gentilshommes et