Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/320

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
314
REVUE DES DEUX MONDES.

conçoit ; mais Lablache, qui donc l’obligeait à prendre ainsi la mouche dirons-nous ? Geronimo est père de famille, don Magnifico a un fils qui chante le baryton, un fils auquel il destinait, dans sa pensée, l’héritage de Tamburini, beau rêve paternel que l’avènement de Ronconi dissipait en un moment. D’ailleurs, Ronconi chante, à ce qu’on assure, certains rôles du répertoire de Lablache, entre autres le charlatan de l’Elisir d’Amore. N’était-ce point assez que tout cela pour provoquer une rupture définitive entre l’illustre buffo et l’administration du Théâtre-Italien ? Il ne nous appartient pas de prévoir quel effet Ronconi est appelé à produire sur notre scène, nous laisserons ce soin aux juges plus compétens qui l’ont vu tenir son emploi sur les théâtres de Milan, de Naples ou de Vienne ; mais pour ce qui regarde le virtuose, le chanteur, nous pouvons dire, dès à présent, que c’est là un artiste de premier ordre, un maître tel que depuis Rubini, nous n’en avions pas rencontré. Nous en appelons sur ce point à tous ceux qui l’ont entendu chanter l’air de Beatrice di Tenda, la romance de Maria di Rudenz, dans le genre bouffe le duo de l’Elisir d’Amore, et cette admirable scène de la Calumnia, de Rossini, qu’on lui redemandait toujours.

La manière de Ronconi appartient à cette nouvelle méthode italienne qui préconise avant tout un style large et ferme, veut une voix égale, un son pur, et n’admet que rarement les roulades, les points d’orgue, et s’éloigne autant de ce chant saccadé auquel Tamburini nous avait accoutumés, que des éternelles ondulations du style soi-disant sostenuto. Il existait dans le chant classique d’autrefois deux règles immuables : nous voulons parler des fameux crescendo en montant et diminuendo en descendant, formules sacramentelles dont il ne fallait pas démordre, et qui, lorsqu’abondaient les passages montans et descendans, produisaient à la longue une espèce de roulis à nous donner le mal de mer. L’école de Crescentini, de Bianchi, de Nozzari, de Velluti même, n’était pas exempte de ce défaut ; à cela près, la nouvelle méthode italienne se rapproche de celle de Crescentini, surtout dans ce que cette méthode avait de vraiment spianato. Ainsi je citerai dans le cahier de solféges de Crescentini un certain exercice dans le style dit religioso, qui, chanté avec plus de franchise et d’un ton un peu moins ondulé, rentrerait tout-à-fait dans la manière de Ronconi. Sans être très étendue, la voix de Ronconi allie aux cordes vibrantes du baryton les plus suaves et les plus molles inflexions du ténor. Du reste, dans ce qu’elle est, cette voix est parfaite ; vous n’y trouverez pas à côté d’une belle note une note faible ; tous les registres s’unissent et se fondent avec une égalité merveilleuse. Qu’il faille voir dans ce niveau parfait un don de la nature ou un effort de l’art, on ne saurait assez l’admirer, aujourd’hui surtout que les voix égales semblent devenir si rares, qu’on dirait que l’espèce va s’en perdre. Mais la plus belle qualité de Ronconi, celle qui constitue la physionomie originale, le vrai caractère de son talent, c’est une expression mordante, un accent d’ironie froide et perçante comme l’acier, une sorte de rage contenue (qu’on se rappelle l’admirable duo d’Elena di Feltra) qui donne à la voix une vibration singulière