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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

lères du grand-seigneur, qui avaient remonté le Danube jusqu’à Belgrad. C’était un beau jour pour les spahis, que celui où la flotte impériale jetait l’ancre et alignait ses poupes dorées le long des quais de la ville blanche ; mais cette époque de fête pour les vainqueurs était pour les vaincus une époque de deuil et de désespoir, car les raïas devaient fournir l’élite de leurs jeunes gens, comme rameurs, à la flottille. Ce n’était qu’après la rentrée des galères dans le Bosphore qu’on renvoyait ces jeunes gens dans leur pays. Dénués de tout secours, la plupart mouraient le long des chemins en songeant à leur ville blanche, chantée avec tant d’amour dans toutes les poésies serbes, à ce Belgrad, d’où on les avait chassés, mais où ils étaient convaincus que leurs compatriotes sauraient rentrer un jour. Ils ne se trompaient pas ; les descendans de ces martyrs, héritiers d’une si belle constance, devaient un jour enfin reconquérir Belgrad.

La Porte elle-même concourut à hâter l’époque de ce triomphe. Ayant à lutter dans ses propres foyers contre la démocratie turque de Constantinople, elle se sentit trop faible pour lutter en même temps au dehors contre la forte organisation militaire de l’aristocratie bosniaque. Déjà cette aristocratie avait envahi jusqu’aux balkans bulgares ; déjà les sultans n’osaient plus laisser un visir séjourner longtemps en Bosnie, de peur qu’il ne se liguât avec les indigènes. Enfin, impatiens des obstacles que ces musulmans slaves opposaient à leurs projets de centralisation gouvernementale, les sultans conçurent la machiavélique pensée de protéger les raïas contre leurs spahis, comme ces tyrans du moyen-âge qui, au nom de la liberté, excitaient les serfs contre leurs seigneurs. Jusqu’alors les Ottomans avaient apparu comme ennemis aux raïas serbes, qui voyaient dans les spahis leurs protecteurs naturels. Les rôles ne tardèrent pas à changer complètement.

Dans l’ignorance de ces menées, l’aristocratie bosniaque soutint encore, par ses exploits chevaleresques, l’honneur de l’islamisme durant la longue guerre que l’Autriche et la Russie coalisées firent au colosse ottoman, de 1737 à 1744. Pendant les sept années que dura l’insurrection des raïas serbes, on vit cette noblesse, conduite par son visir Mehmet-Begovitj, se porter rapidement, tantôt sur le Danube, tantôt sur l’Adriatique ; elle seule, par sa présence sur tous les points menacés, empêcha le Monténégro d’unir ses forces à celles des Serbes danubiens, et sauva ainsi l’empire d’un démembrement convenu dès cette époque entre l’Autriche et la Russie.