Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/450

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
444
REVUE DES DEUX MONDES.

raïas. Sortant de leurs cavernes et de leurs forêts, sous la conduite de Tchourdja, les haïdouks bosniaques s’élancèrent contre le beg Vidaïtj, brûlèrent sa citadelle de Zvornik, et soulevèrent tous les raïas des bords du Iadar et de la Radjevina. Le knèze Savitj, Antoine Boghitjevitj, et un Serbe de Zvornik nommé Mehmet, appesanti par soixante-dix hivers, mais soutenu par ses cinq fils, organisèrent ces esclaves enfin révoltés, et qu’animait toute l’énergie du désespoir. Ali-Vidaïtj fut successivement chassé de tous ses châteaux. Les nahias du Iadar et de la Radjevina furent les premiers districts émancipés. La liberté la plus complète récompensa leurs courageux efforts : le visir, en faisant la paix, accepta pour clause qu’aucun corps de troupes turques ne pourrait désormais traverser les vallées affranchies, et que les spahis n’y paraîtraient plus qu’isolément, une seule fois chaque année, pour recueillir leurs dîmes.

La nouvelle de ce premier succès des chrétiens de Bosnie se répandit bientôt dans tous les pays serbes, et alla porter dans Belgrad un coup mortel à la puissance des spahis. On ne craignit plus de chanter, même à leurs oreilles, une longue piesma que venait de composer l’Homère bosniaque de cette époque, le célèbre aveugle Philippe, et dont le prologue commence ainsi :

« Quels prodiges viennent d’avoir lieu ! il était donc décrété dans le ciel que le peuple serbe devait renaître. Les knèzes ne s’en doutaient pas, ils n’avaient plus d’espoir ; mais malgré eux les pauvres raïas se levèrent, ne pouvant plus souffrir un joug si dur. Ils se levèrent comme les élus de Dieu au temps fixé pour la guerre sainte, dont le ciel même donnait le signal par des météores effrayans qui traversaient l’horizon de la terre serbe. De la Saint-Triphon à la Saint-George, la lune s’éclipsa toutes les nuits pour dire aux Serbes de se lever en armes ; mais ils n’osaient encore bouger. Les saints donnèrent un autre signal : de la Saint-George à la Saint-Dimitri, des nuages sanglans passèrent et repassèrent dans le ciel, pour dire aux Serbes de courir aux armes ; mais les Serbes n’osaient pas même lever la tête. Les saints donnèrent un troisième signe : contrairement aux lois de la nature, ils firent tomber la foudre au milieu de l’hiver ; le jour de fête du bienheureux Sava, des coups de tonnerre ébranlèrent l’Orient, pour dire aux Serbes de se lever en armes, et pourtant ils craignaient de se révolter. Enfin apparut un dernier signe : par un jour clair le soleil s’obscurcit ; trois fois il trembla et s’évanouit vers l’Orient. À cette vue, les chefs musulmans de Belgrad descendent de la forteresse, enveloppés de leurs manteaux de pourpre ; en contemplant le ciel, leurs yeux roulent des larmes. Allah ! frères, quels augures pour nous, quels funestes pronostics ! Pleins d’angoisses, ils vont au Danube, remplissent de son eau leurs coupes, et les portent ainsi au haut de la tour