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que ne l’exigeait l’étendue de leurs spahiliks. Aujourd’hui beaucoup de capitaines dépossédés attendent de l’intervention russe leur réintégration dans les châteaux de leurs pères. D’autres se tournent vers l’Autriche. Me prenant pour un Schvabo, quand je traversais leurs villes, ils me disaient : — Ô niemats[1], que tout est bien dans ta patrie ! Chez toi, chacun pratique en paix ses usages, et le maître ne coupe pas, comme ici, la tête à ceux qui ont la langue trop longue. Puissions-nous être bientôt tes concitoyens ! — Et à mon départ ils me serraient tendrement la main, quelquefois avec les larmes aux yeux. Ce sont là les sentimens des vieux begs ; les jeunes gens vont beaucoup plus loin ; il n’est pas rare de les entendre entre eux souhaiter l’arrivée d’une armée chrétienne pour pouvoir se faire giaours.

De tels propos se tiennent à la face même des Osmanlis, qui, ne comprenant pas le dialecte bosniaque, se trouvent constamment en Bosnie dans la situation d’étrangers ; aussi n’y font-ils guère que passer, et on peut dire qu’ils sont à peu près aussi rares qu’en Serbie, ce qui rend absurde le système de terreur par lequel ils prétendent y régner. La terreur du conquérant ne peut réussir que quand elle s’appuie, comme en Pologne, sur une force capable d’enlever à toute nouvelle révolte privée de secours étranger l’espoir bien fondé du succès, ce qui n’est point le cas en Bosnie. L’empire turc ne s’est donc point fortifié par la ruine des spahis ; seulement, en flattant les raïas, il a ranimé leurs espérances, il leur a fait relever la tête, et maintenant il y a une population chrétienne impatiente du joug là où ne se voyaient naguère que des esclaves résignés. On peut enfin entrevoir, dans le lointain, le jour heureux où les Bosniaques musulmans, lassés des persécutions de leurs coreligionnaires turcs, accepteront la réforme, mais plus complètement que ne le veulent les novateurs de Stambol, et se réuniront franchement à leurs frères de Serbie. Quand même des incidens politiques retarderaient ce moment, il n’en est pas moins évident que dans aucun cas la Bosnie ne peut ni rester tout entière à la Turquie, ni former un état indépendant. Ceux qui rêvent le rétablissement d’une royauté bosniaque se laissent fasciner par la diplomatie autrichienne, qui tend à former partout de petits royaumes, sans nationalité et sans esprit public, pour pouvoir plus aisément les amener sous son joug. Un royaume bosniaque ne serait qu’une ridicule fiction. Dans le chaos actuel de la Bosnie, il n’y a d’élément possible d’administra-

  1. Niemats, expression slave qui désigne les Allemands.