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REVUE. — CHRONIQUE.

formelle. Les qualités qui recommandent la pièce de M. Ponsard ne sont pas certainement de celles qu’un premier coup d’œil permet d’apprécier. Ce qu’un homme a mis des années à écrire ne peut guère se juger en quelques jours. La grande épreuve d’une œuvre de la nature de Lucrèce, c’est une lecture attentive et complète pour formuler un jugement définitif, il faut donc attendre que la tragédie de l’Odéon ait quitté la lice bruyante où on l’applaudit chaque soir pour prendre place sous la forme docte et paisible du livre sur la table de l’écrivain. Dès à présent ce que nous croyons pouvoir dire, c’est qu’heureusement pour M. Ponsard ces gens qui répondent maintenant dans les lettres à ce qu’étaient sous la restauration certains émigrés, ces hommes qui déplorent tous les mouvemens accomplis dans l’art et ne songent qu’à nous ramener en arrière, se sont étrangement trompés en le prenant pour le messie de leur religion éteinte. Le génie dont il s’est le plus inspiré, c’est celui que l’école nouvelle, même au milieu de ses écarts, n’a jamais cessé de respecter, c’est-à-dire le génie qui a produit le Cid, Don Sanche et Nicomède. Nous pensons aussi que les belles études faites sur l’antiquité par Shakspeare ont préoccupé M. Ponsard. Ce qui nous intéresse et nous plaît dans Lucrèce, c’est justement ce mélange dans lequel toute une école dramatique a son avenir, des pensées fortes et saines où s’alimente l’ancienne poésie française avec les pensées plus ardentes et plus orageuses d’où naissent les inspirations de notre poésie moderne. Seulement, jusqu’à quel point ce mélange a-t-il été heureux, et quelle part y a prise l’originalité du poète, cette qualité dans laquelle réside seul le génie, c’est ce que la critique doit craindre d’affirmer prématurément, mais ce qu’il est de son devoir de chercher en conscience et de dire avec sincérité.

La pièce de Mme de Girardin n’exige point, pour être appréciée avec vérité, tant de méditations prudentes et de préparations consciencieuses. Il est permis d’avoir sur Judith, quand on l’a entendue une fois, l’opinion la plus arrêtée. Mme de Girardin a renouvelé la tentative de Mme Deshoulières, et cette tentative a eu, dans ce siècle-ci, le même sort qu’au XVIIe siècle. L’auteur de Napoline a maintenant son Genséric tout comme l’auteur de l’élégie sur les prés fleuris de la Seine. Nous croyons que toute femme qui voudra aborder le théâtre, eût-elle déployé ailleurs plus de force, sinon plus de facilité et plus de grace que Mme Deshoulières et Mme de Girardin, arrivera aux mêmes résultats que ces deux aimables poètes. Qu’on se souvienne de Cosima ! Si jamais il y eut dans l’art œuvre virile, c’est la tragédie. Il faut à l’auteur tragique, avec la passion du poète, la sagacité profonde du moraliste et la puissance de l’orateur. On sait quelle forte nature était la nature de Corneille, et par combien de laborieuses études l’ame plus molle de Racine avait été trempée. Si vous ne connaissez ni les méditations ardentes d’Alfieri, ni la familiarité austère de Machiavel avec les grands historiens de l’antiquité, renoncez au laurier d’Eschyle. Une tragédie naît au fond d’un cabinet d’étude, entre un Homère et un Tacite, non pas dans un boudoir, entre un clavecin et un métier à broder.