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du pays comptent par queues de saumons, par peaux de martes, de loutres ou d’hermines, comme ailleurs on compterait par roubles. Du reste, la population ne s’élève guère qu’à six cents personnes, sur lesquelles un tiers se compose d’employés du gouvernement. On y voit aussi des condamnés politiques que la proscription a jetés sur ces tristes plages. Il est aisé de les reconnaître, car leurs visages portent les traces des plus odieux traitemens : les lobes du nez sont fendus avec des ciseaux ou arrachés avec des tenailles. Les Kamtschadales ne semblent admis dans la ville qu’à titre de domestiques ou de miliciens. Au nombre de soixante, ils forment la garnison de Pétropawlowski, et ils ont en outre l’instruction nécessaire pour servir de charpentiers, de forgerons, de marins et d’artilleurs.

Le gouverneur, M. Shakoff, vint, quelques jours après l’arrivée de la Vénus, visiter la frégate et inviter l’état-major à assister aux cérémonies qui devaient consacrer l’anniversaire du couronnement de l’empereur Nicolas. La fête fut aussi belle que le comportait la localité, et la présence de nos officiers en grande tenue lui donna un intérêt de plus. À la suite d’une revue de la garnison, on se rendit à l’église, où le service se fit avec une grande pompe et un grand luxe d’ornemens sacerdotaux en drap d’or et d’argent. La journée s’écoula en surprises et en plaisirs. La fille du gouverneur, à qui le français est familier, fit avec une grace parfaite les honneurs de sa maison. On parcourut d’abord le jardin, qui descend en pente douce vers le port ; un ruisseau le traverse et dans sa course forme plusieurs bassins sur lesquels voguaient des cygnes du Japon que distinguent leurs crêtes charnues. Un monument élevé à la mémoire du navigateur Behring occupe la partie inférieure de l’enclos. Là on présenta à nos officiers deux chefs de Kamtschadales ou taïons dont le type était caractéristique. Ils avaient la figure large, carrée, les yeux petits, les pommettes saillantes, le nez épaté, la bouche grande, les cheveux noirs, plats et fournis. Ces figures, sans être belles, avaient une certaine finesse. Le costume de ces hommes, simple et décent, se rapprochait de celui des Russes ; l’un d’eux portait, sur une redingote verte, un sabre monté en argent, don de l’empereur ; il remit au gouverneur un rapport, ce qui prouve qu’il savait lire et écrire. On les fit parler : leur langage, quoique guttural, n’a rien de rude. Ils dirent en kamtschadale qu’on se souvenait avec reconnaissance dans leur pays que Lapérouse avait le premier fait connaître le sel aux indigènes.

Bientôt un spectacle d’un caractère tout local fut offert à nos ma-