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VOYAGE AUTOUR DU MONDE.

parut enchanté de cette marque de déférence ; seulement il insista pour que les salves eussent lieu devant lui, et il fallut le satisfaire moitié en tirant deux coups avant, deux coups après son embarquement. Quant au premier ministre, il eut aussi un caprice, celui de mettre le feu aux canons ; on procura ce plaisir à son excellence.

Dès ce moment, les relations les plus familières s’établirent entre le roi Yotété et le capitaine du Petit-Thouars. Sa majesté fit élection de domicile sur la frégate. Elle arrivait le matin de fort bonne heure, déjeunait avec le commandant, retournait à terre après son repas, et revenait très ponctuellement à l’heure du dîner. Cela faisait désormais partie des prérogatives de la couronne. Le premier ministre croyait de son devoir de ne pas abandonner son souverain dans l’exercice de ses fonctions, et il paraissait chaque jour en même temps que lui, s’asseyait à la même table, se livrait aux mêmes occupations. Ainsi M. du Petit-Thouars eut constamment pour convives ces deux géans tatoués, complètement nus, et doués l’un et l’autre d’un appétit remarquable. Le commandant se prêta gaiement à ce rôle d’amphitryon, et ne négligea rien pour laisser dans l’esprit de ces sauvages une bonne idée de l’hospitalité française. Le roi ayant demandé un nouveau salut d’artillerie, l’officier s’y prêta et y ajouta quelques fusées et chandelles romaines, qui eurent un prodigieux succès. De son côté, le digne souverain prodiguait les témoignages de bienveillance ; il voulut que, selon l’usage polynésien, il y eût entre le capitaine et lui un échange de noms : ainsi du Petit-Thouars fut Yotété, Yotété fut du Petit-Thouars, et parmi les droits attachés à ce troc figurait en première ligne celui de disposer de la reine. Le commandant n’abusa pas de ses priviléges : il opposa une discrétion exemplaire à une telle générosité. Cependant la reine semblait toute prête à subir les conséquences de la transaction qu’avait passée son noble époux ; elle se rendit à bord dans un costume qui trahissait des projets de séduction. Ses cheveux avaient été relevés avec soin sous une espèce de réseau en étoffe de tapa qui avait la finesse d’une gaze ; une robe de mérinos vert-pomme lui donnait un air conquérant, quoique les jambes et les pieds fussent nus, et un manteau de tapa jeté négligemment sur le tout complétait cette merveilleuse toilette. C’était, du reste, une grosse femme, à qui des habitudes sédentaires rendaient la locomotion difficile ; elle paraissait avoir de l’embarras à se tenir debout, et peut-être se fût-elle mieux tirée d’affaire à quatre pattes que sur ses deux jambes. Le roi avait aussi, pour ce jour-là, endossé son grand costume. Il portait les che-