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CALCUTTA.

qu’un déshonneur, c’est presqu’un crime capital. Quand un Européen (et ce cas n’est pas très rare malgré les temperance societies) traverse les rues dans cet état d’ivresse absolue que l’eau-de-vie procure aux matelots anglais, l’Hindou a le sentiment de l’infériorité momentanée du coupable à un si haut degré, que la foule s’ameute et le poursuit de ses huées. Si l’ivrogne irrité fait tête aux assaillans et lance sur eux les pierres, les briques, que le hasard met sous sa main, le peuple s’enfuit terrifié ; on dirait qu’un tigre s’est échappé de sa cage ; le champ de bataille reste à l’ivrogne. Puis tout à coup, quelques gardes de police survenant, les plus poltrons reviennent sur lui, le serrent, le pressent et l’entraînent en lieu de sûreté triomphans et heureux d’avoir délivré la cité de l’ilote privé de raison, du fou furieux qui l’épouvantait. Ce n’est pas à dire pour cela que l’Inde, où l’on fabrique l’opium, où l’on fume le banja, où l’on boit le jus du palmier et l’eau de vie de dattes, soit entièrement exempte de ce vice honteux, si blâmé par Mahomet et par Manou ; mais là l’ivresse n’a guère d’autre effet que de faire courir un peu plus vite le porteur de palanquin, de faire chanter plus haut le pèlerin et le rapsode ; et quand le faquir musulman, criant à tue-tête, les yeux à demi fermés, répète dans les bazars son allocution lamentable : Allah ke nam ko païssa dé baba ! donnez-moi un sou au nom d’Allah ! le Persan de Chiraz, le moullah de Bombay, ne délient pas moins le cordon de leur bourse pour jeter une aumône dans la main du pauvre, à qui une contemplation trop assidue des perfections divines a sans doute donné ce regard terne et incertain, cette démarche mal assurée.

Une grande partie de la ville se compose de bazars, car on appelle de ce nom à peu près tous les quartiers à boutiques. On en distinguerait volontiers trois sortes : la première comprendrait les véritables marchés, les lieux couverts ou non couverts, halles ou places publiques, destinés à la vente des menus objets du ménage asiatique, des fruits, des poissons secs, des épices, des friperies et ustensiles, toutes choses où l’Européen n’a rien à voir, à moins qu’il ne s’amuse à surprendre dans l’intimité de sa vie une population si différente de celle de nos villes. Il y a de ces bazars qui se tiennent la nuit, à la clarté des lampions ; on dirait une de nos foires de France, car on voit les chanteurs récitant des hymnes, des infirmes qui se traînent sur les mains et poussent des cris assourdissans, des marchands de gâteaux dont les boutique fumantes attirent, par une violente odeur de beurre fondu, les gourmands de tous les âges ; là se vendent les