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Ségur traversât à un moment l’idée auguste et mille fois conquérante. Lorsqu’on le questionnait en souriant là-dessus, il répondait par un de ces récits qui ne font qu’effleurer. Il avait été invité par l’impératrice à une des résidences d’été, Czarskozélo ou toute autre, et divers indices, jusqu’au choix de l’appartement qu’on lui avait assigné, semblaient annoncer ce qu’avec les reines il est toujours un peu plus difficile de comprendre. Or M. de Ségur, chargé d’une mission délicate qui était en bonne voie, tenait apparemment à y réussir sans qu’on put attribuer son succès à une habileté trop en dehors de la politique, il avait de plus quelques autres raisons sans doute comme on peut supposer qu’en suggère aisément la morale ou la jeunesse. Mais comment avertir à temps et avec convenance une fantaisie impérieuse qui d’ordinaire marchait assez droit à son but ! Comment conjurer sans offense cette bonne grace imminente et son charme menaçant ? Chaque après-midi, à une certaine heure, dans les jardins, l’impératrice faisait sa promenade régulière : deux allées parallèles étaient séparées par une charmille ; elle arrivait d’ordinaire par l’une et revenait par l’autre. Un jour, à cette heure même de la promenade impériale, M. de Ségur imagina de se trouver dans la seconde des allées au moment du détour, et de ne pas s’y trouver seul, mais de se faire apercevoir, comme à l’improviste, prenant ou recevant une légère, une très légère marque de familiarité d’une des jolies dames de la cour qu’il n’avait sans doute pas mise dans le secret. — Au dîner qui suivit, le front de Sémiramis apparut tout chargé de nuages et silencieux ; vers la fin, s’adressant au jeune ambassadeur, elle lui fit entendre que ses goûts brillans le rappelaient dans la capitale, et qu’il devait supporter impatiemment les ennuis de cette retraite monotone. À quelques objections qu’il essaya, elle coupa court d’un mot qui indiquait sa volonté. — M. de Ségur s’inclina et obéit ; mais, lorsqu’il revit ensuite l’impératrice, toute bouderie avait disparu ; la souveraine et la personne supérieure avaient triomphé de la femme. C’est plus que n’en faisaient aux temps héroïques les déesses elles-mêmes : Spretœque injuria formœ[1].

  1. S’il est vrai, comme on l’a dit, que plus tard, les circonstances européennes étant changées, Catherine, pour mieux déjouer la mission de M. de Ségur à Berlin, ait envoyé au roi de Prusse les billets confidentiels dans lesquels l’ambassadeur de France avait autrefois raillé les amours de ce neveu du grand Frédéric, elle ne fit en cela sans doute que suivre les pratiques constantes d’une politique peu scrupuleuse ; mais elle put bien y mêler aussi tout bas le plaisir de se venger d’un ancien dédain. Il y a de ces retours tardifs de l’amour-propre blessé.