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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

il les entendait. Quelques jours après cette visite, le marquis de Headford donna un banquet splendide auquel assistait le régent ; aussitôt dans les Lettres interceptées parut cette plaisante épître intitulée G. R. au comte de Yarmouth, où le prince est supposé donner à son favori une description du dîner en termes dignes de Pantagruel.

Ce qui rendait Moore surtout terrible à la cour, c’est qu’il était toujours parfaitement informé. Lié avec tout ce qu’il y avait de distingué ou d’élégant à Londres, rien de ce qui se passait dans les plus hautes régions ne pouvait lui échapper ; il vivait malgré eux dans l’intimité de ceux qu’il poursuivait de ses attaques. Sheridan, jusqu’à sa mort le favori et le commensal du régent, était aussi l’ami de cœur, le frère politique de Byron et de Moore : il déjeunait avec l’un, il soupait avec les autres, et après s’être grisé le matin avec le claret royal, il passait la nuit à se griser encore dans quelqu’un de ces orageux festins au sortir desquels Byron sentait si profondément la nécessité du soda water[1]. D’une façon ou d’une autre, rien ne demeurait caché à ceux qui avaient intérêt à tout savoir. Le prince inventait-il un nouveau système de corset, découvrait-il une eau merveilleuse pour teindre ses favoris, ou une soixante-unième espèce de perruque, ou bien commandait-il sous le plus absolu secret un bas élastique qui lui rendît moins affligeante la jarretière obligée : tout se disait, tout se rimait, tout se chantait. Aucun moyen de se soustraire aux regards importuns, aucune possibilité de vieillir sans qu’on s’en aperçût, aucun refuge contre les mille pointes que lançait une main aussi hardie que sûre. Ni les murs de Carlton-House, ni les factionnaires à ses portes, ne parvenaient à faire respecter la vie privée du régent ; le vieux coupé jaune de lady Hertford même ne pouvait le dérober à ses persécuteurs. Voyez plutôt.

EXTRAIT DU JOURNAL D’UN HOMME POLITIQUE.

« Mercredi. — Tout à l’heure, un petit temps de galop à travers Manchester-Square[2] ; rencontre du vieux coupé jaune. Je fis un

  1. Le premier chant du Don Juan commençait originairement par une stance dans laquelle, après avoir parlé des choses les plus sérieuses, Byron s’écrie : « Je me suis tellement grisé ce jourd’hui, qu’il me semble marcher sur le plafond. Ainsi, laissons-là l’avenir, et, pour l’amour de Dieu, donnez-moi du vin du Rhin et du soda-water (and so, for God’s sake, Hock and soda-water) ! »
  2. Lady Hertford habitait le grand hôtel, dans Manchester-Square, qu’occupe maintenant l’ambassade française.