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maines de distance, soumis au jugement du parterre. Leur fortune a été diverse, et le verdict a dû étonner, sinon déconcerter, toutes les prévisions. Malgré les transcendantes beautés de tous genres, qui abondent dans les Burgraves, le public est demeuré, devant cette composition si originale et si grandiose, indécis et partagé. La balance pourtant a penché, comme il était juste, mais plutôt par un effet de la réflexion que par un attrait instinctif. Judith, malgré la double séduction de deux noms qui présageaient un double enthousiasme, n’a reçu qu’une approbation calme et réservée. Lucrèce, au contraire, ouvrage d’un poète inconnu, a été accueillie par d’unanimes acclamations ; le succès a été complet, triomphant, universel. Voilà les faits ; nous les exposons en historien. À présent qu’en faut-il conclure ? La tragédie de Lucrèce est-elle le drame depuis si longtemps attendu, le drame du XIXe siècle ? Est-ce un pas rétrograde ? Est-ce un progrès ? Ce qui est certain, c’est qu’il y a plus de dix ans qu’aucune manifestation publique aussi éclatante n’a donné plus à penser. Il importe donc de soumettre à un examen attentif, non-seulement la pièce, mais le succès lui-même, et de tâcher d’en déterminer exactement la signification et la portée.

Sans doute, et nous le reconnaissons de grand cœur, la principale raison de l’enthousiasme que la tragédie de Lucrèce a excité est l’incontestable et saisissant mérite de plusieurs de ses parties. Cependant ce mérite qui suffirait, et au-delà, pour expliquer un succès ordinaire, ne nous paraît pas rendre complètement raison de l’étendue de celui que Lucrèce vient d’obtenir. Après avoir vu et lu ce drame, et y avoir admiré plusieurs morceaux et même plusieurs scènes d’une belle, forte et classique facture, nous ne pouvons pourtant admettre, avec quelques critiques trop oublieux ou trop partiaux, qu’on n’ait rien entendu d’égal au théâtre depuis vingt-cinq ans. L’auteur, par le choix d’un sujet dénué d’action, sans nœud, sans péripétie, et qui n’admet que dans une situation unique et prévue l’emploi très modéré de la terreur et de la pitié, a fait moins une véritable tragédie qu’il n’a tracé une bonne étude tragique. Libre à d’innocens aristarques de célébrer dans le succès de Lucrèce la résurrection de la défunte tragédie de 1810. Ni les beautés ni les défauts de la nouvelle pièce n’offrent un retour à cette forme ruinée et démantelée dès 1827. Les unités de lieu et de temps, même l’unité plus essentielle des mœurs et du style, n’y sont pas observées. Shakspeare et André Chénier ont laissé leur empreinte, l’un dans la naïve familiarité de plusieurs scènes d’intérieur, l’autre dans